Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.

On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa guise, soit ! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en de telles aventures, c'eût été œuvre de fou, ou d'indifférent. Et pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.

Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à moins d'avoir perdu la tête ?… Chacun se découvrait donc les meilleures raisons pour n'en rien faire… Le biró n'était plus d'un âge à se risquer en des chemins si rudes… Le magister avait son école à garder, Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.

Non ! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi :

« Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais revenir ! »

A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance.

Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parlé.

Son client étant mort — ce qui faisait honneur à sa perspicacité médicale, sinon à son talent —, le docteur Patak était accouru à la réunion du Roi Mathias.

« Enfin, le voilà ! » s'écria maître Koltz.

Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'écria :

« Alors, les amis, c'est toujours le burg… le burg du Chort, qui vous occupe !… Oh ! les poltrons !… Mais s'il veut fumer, ce vieux château, laissez-le fumer !… Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journée ?… Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante !… je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites !… Les revenants ont fait du feu là-bas ?… Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du cerveau !… Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du donjon… A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre monde !… Eh ! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on ressuscite !… Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournée… »

Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable jactance.

On le laissa dire.

Et alors le biró de lui demander :

« Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au burg ?…

— Aucune, maître Koltz.

— Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre… si l'on vous en défiait ?…

— Moi ?… répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.

— Voyons… Ne l'avez-vous pas dit et répété ? reprit le magister en insistant.

. je l'ai dit… sans doute… et vraiment… s'il ne s'agit que de le répéter…

— Il s'agit de le faire, dit Hermod.

— De le faire ?…

— Oui… et, au lieu de vous en défier… nous nous contentons de vous en prier, ajouta maître Koltz.

— Vous comprenez… mes amis… certainement… une telle proposition…

— Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en prions pas… nous vous en défions !

— Vous m'en défiez ?…

— Oui, docteur !

— Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier Patak… Nous savons qu'il est homme de parole… Et ce qu'il a dit qu'il ferait, il le fera… ne fût-ce que pour rendre service au village et à tout le pays.

— Comment, c'est sérieux ?… Vous voulez que j'aille au château des Carpathes ? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très pâle.

— Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître Koltz.

— je vous en prie… mes bons amis… je vous en prie… raisonnons, s'il vous plaît !…

— C'est tout raisonné, répondit Jonas.

— soyez justes… A quoi me servirait d'aller là-bas… et qu'y trouverais-je ?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg…et qui ne gênent personne…

— Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur offrir vos services. — S'ils en avaient besoin, répondit le docteur Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas… croyez-le… à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et je ne fais pas gratis mes visites…

— On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.

— Et qui me le paiera ?…

— Moi… nous… au prix que vous voudrez ! » répondirent la plupart des clients de Jonas.

Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était, à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en le déléguant pour explorer le burg… Son argumentation fit long feu.

Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer, reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits…

— Non… je n'y crois pas.

— Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance avec eux.

Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il était difficile à rétorquer.

« D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu au burg…

C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.

— Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un avait besoin de moi dans le village…

— Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son billet pour l'autre monde.

— Parlez franchement… Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.

— Ma foi, non ! répliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur… Vous savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries… La vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, ridicule… Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon… une fumée qui n'est peut-être pas une fumée… Décidément non !… je n'irai pas au château des Carpathes !

— J'irai, moi ! »

C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation en y jetant ces deux mots.

« Toi… Nic ? s'écria maître Koltz.

— Moi… mais à la condition que Patak m'accompagnera. »

Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour se dépêtrer.

« Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. Moi… t'accompagner ?… Certainement… ce serait une agréable promenade à faire… tous les deux… si elle avait son utilité… et si l'on pouvait s'y hasarder… Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au burg… Nous ne pourrions arriver.

— J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai dit, j'irai.

— Mais moi… je ne l'ai pas dit !… s'écria le docteur en se débattant, comme si quelqu'un l'eût pris au collet.

— Si… vous l'avez dit… répliqua Jonas.

— Oui !… Oui ! » répondit d'une seule voix l'assistance.

L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment leur échapper. Ah ! combien il regrettait de s'être si imprudemment engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne… Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. Il se décida donc à faire contre fortune bon cœur.

« Allons… puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile !

Bien… docteur Patak, bien ! s'écrièrent tous les buveurs du Roi Mathias.

Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa poltronnerie. — Demain, dans la matinée », répondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence.

Cela indiquait combien l'émotion de maître Koltz et des autres était réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de rakiou…

Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées :

« Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !… N'y va pas !… ou il t'arrivera malheur ! »

Qui s'était exprimé de la sorte ?… D'où venait cette voix que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?… Ce ne pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de l'autre monde…

L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas prononcer une parole…

Le plus brave — c'était évidemment Nic Deck — voulut alors savoir à quoi s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir…

Personne.

Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle…

Personne.

Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la terrasse jusqu'à la grande rue de Werst…

Personne.

Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double tour.

Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans leurs maisons…

La terreur régnait au village.

V

Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.

Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix entendue dans la salle du Roi Mathias, on ne s'étonnera pas que toute la population fût comme affolée.