D'après cela, on ne s'étonnera pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très brèves.

« Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.

— je vous écoute, répondit Nic Deck.

— je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour reprendre des forces.

— Rien de plus juste.

— Avant de revenir à Werst…

— Non… avant d'aller au burg.

— Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons,

et c'est à peine si nous sommes à mi-route…

— Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.

— Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour…

— Nous l'attendrons.

— Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens commun ?…

— Non.

— Comment ! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à passer la nuit en plein air ?…

— Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du château.

— Et s'il n'y a pas d'obstacle ?…

— Nous irons coucher dans les appartements du donjon.

— Les appartements du donjon ! s'écria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de ce maudit burg…

— Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.

— Seul, forestier !… Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village ! — Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous me suivrez jusqu'où j'irai…

— Le jour, oui !… La nuit, non !

— Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer sous les futaies. »

S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue — une nuit très noire peut-être —, de descendre les pentes du col au risque de choir au fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.

« Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à me séparer de toi… Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne te laisserai pas y aller seul.

— Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là.

— Non… encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg…

— Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas découvert ce qui s'y passe.

— Ce qui s'y passe, forestier ! s'écria le docteur Patak en haussant les épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe ?…

— Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le saurai…

— Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable ! répliqua le docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant que nous soyons en vue..— je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces futaies d'ormes, d'érables et de hêtres. — Mais le sol sera rude à monter !

— Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.

Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs du plateau d'Orgall !

— J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, docteur.

— Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité !

— Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous abandonnera plus.

— Un guide ? » s'écria le docteur.

Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.

« Oui, répondit Nie Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du plateau où il prend sa source. je pense donc qu'avant deux heures, nous serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.

— Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six !

— Allons, êtes-vous prêt ?…

— Déjà, Nic, déjà !… Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques minutes !

— Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.

— Pour la dernière fois, êtes-vous prêt ?

— Prêt… lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb… Tu sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nie Deck !… Mes pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre…

— A la fin, vous m'ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Bon voyage ! »

Et Nic Deck se releva.

« Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute encore !

— Écouter vos sottises !

— Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres ?… Nous repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour atteindre le plateau…

— Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de passer la nuit dans le burg.

— Non ! s'écria le docteur, non… tu ne le feras pas, Nic !… je saurai bien t'en empêcher…

— Vous !

— Je m'accrocherai à toi… je t'entraînerai !… je te battrai, s'il le faut… »

Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortune Patak.

Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers la berge du Nyad.

« Attends… attends ! s'écria piteusement le docteur. Quel diable d'homme !… Un instant encore !… J'ai les jambes raides… mes articulations ne fonctionnent plus… »

Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le forestier, qui ne se retournait même pas.

Il était quatre heures. l, es rayons solaires, effleurant la crête du Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu d'instants au déclin du jour.

Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés, grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives entament le cuir- le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le docteur n'avait plus qu'une crainte, — crainte effroyable : c'était de se trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.

Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du soir.

Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronne par les constructions du burg.

Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba comme le bœuf qui s'abat sous la masse du boucher.

Nie Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont il ne s'était jamais approché.

Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.

Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était abandon et silence.

Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble.