S'il n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.
Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par la poterne ? C'. est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.
La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de conservation, — ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de pieds. il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles insurmontables.
Très heureusement — ou très malheureusement pour lui —, il existait au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.
Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la contrescarpe.
Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous les herbes de cette humide excavation.
Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne enjambée permettait de franchir.
Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme une bête que l'on tire par une corde.
Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui faisait saillie au-dessous de l'embrasure.
Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.
Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.
Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la peur :
« Arrête… Nic… arrête ! »
Le forestier ne l'écouta point.
« Viens… viens… où je m'en vais ! gémit le docteur, qui parvint à se remettre sur ses pieds.
— Va-t'en ! » répondit Nic Deck.
Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.
Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du plateau d'Orgall et de reprendre à toutes jambes le chemin de Werst…
O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit précédente ! – voici qu'il ne peut bouger…
Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires d'un étau… Peut-il les déplacer l'un après l'autre ?… Non !… Ils adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes… Le docteur s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé pour le reconnaître… Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous de sa chaussure.
Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place… Il est rivé au sol… N'ayant même plus la force de crier il tend désespérément les mains… On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre…
Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des gonds du pont-levis…
Un cri de douleur lui échappa ; puis, se rejetant en arrière comme s'il eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du fossé. « La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur ! » murmura-t-il et il perdit connaissance.
VII
Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n'avait cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient interminables.
Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se montrait — ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon emploi. jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.
A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du surnaturel ?…
Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect,
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout personne ne songeait à remettre le pied au Roi Mathias, où des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage usuel… mais une bouche !…
Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait procédé à une longue investigation du Roi Mathias, fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification. Rien !… Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours impétueux du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son rakiou.
Bien du temps ?… Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser.
En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du Roi Mathias.
Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak.
On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nie Deck avait promis à la désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall avant la nuit tombante.
Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée d'absence ? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir poindre au tournant de la route du col.
Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie des arbres… Illusion pure ! Le col était désert, comme à l'habitude, car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder pendant la nuit.
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