Il était vraiment facile de venir à bout de K., il suffisait d’exciter les paysans contre lui. Leur intérêt obstiné lui semblait pire que l’attitude renfermée des autres gens, et d’ailleurs, eux-mêmes étaient tout aussi renfermés, car si K. s’était assis à leur table, eux ils n’y seraient sûrement pas restés. Seule la présence de Barnabas le retenait de faire un esclandre. Mais il se retourna tout de même, menaçant, vers eux, eux aussi s’étaient retournés. À les voir assis là, chacun à sa place, sans rien dire, sans relations visibles entre eux, n’ayant pour seul bien que de le regarder l’œil fixe, il eut l’impression que ce n’était pas du tout par méchanceté qu’ils ne cessaient de le poursuivre ; peut-être voulaient-ils vraiment quelque chose de lui ; seulement ils ne pouvaient pas le dire et si ce n’était pas cela, ce n’était que de l’infantilisme, lequel paraissait être ici chez lui ; l’aubergiste n’était-il pas infantile lui aussi qui, tenant des deux mains un verre de bière qu’il devait apporter à un quelconque client, s’arrêta pour regarder K. sans entendre l’appel de sa femme penchée par la fenêtre de la cuisine ?
K. qui s’était calmé se tourna vers Barnabas. Les aides, il les aurait volontiers éloignés mais ne trouva pas de prétexte. D’ailleurs ils regardaient leur bière en silence.
– La lettre, commença à dire K., je l’ai lue. En connais-tu le contenu ?
– Non ! dit Barnabas, son regard paraissait en dire plus que ses paroles. Peut-être K. se trompait-il ici en bien comme il se trompait en mal pour les paysans.
– Il est aussi question de toi dans la lettre, tu dois en effet de temps à autre transmettre les nouvelles entre moi et le chef de service, c’est pourquoi j’avais pensé que tu en connaissais le contenu.
– Je n’ai reçu que la mission de remettre la lettre, dit Barnabas, et d’attendre une réponse orale ou écrite si cela te paraît nécessaire.
– Bien, dit K. Une réponse écrite n’est pas nécessaire, adresse à Monsieur le Chef de service – comment s’appelle-t-il donc ? Je n’ai pas pu lire la signature.
– Klamm, dit Barnabas.
– Adresse donc à M. Klamm mes remerciements pour mon engagement et pour son amabilité toute particulière que je sais d’autant plus apprécier que je n’ai pas encore fait ici mes preuves. Je me comporterai tout à fait selon ses intentions. Je n’ai pas pour aujourd’hui de souhaits particuliers à formuler.
Barnabas qui avait fait très attention, demanda à K. la permission de répéter ce dont il l’avait chargé. K. y consentit et Barnabas répéta tout à la lettre. Puis il se leva pour prendre congé.
Pendant tout ce temps K. avait examiné son visage, il le fit encore une dernière fois. Barnabas était à peu près aussi grand que K., pourtant son regard semblait s’abaisser vers K. de façon presque humble, il était impossible que cet homme fasse honte à quiconque. Certes il n’était qu’un messager, il ne connaissait pas le contenu des lettres qu’il avait à porter, mais même son regard, son sourire, sa démarche semblaient être un message. Et K. lui tendit la main, ce qui dut le surprendre car il avait seulement voulu s’incliner.
Dès qu’il fut parti – avant d’ouvrir la porte il était resté quelques instants appuyé de l’épaule contre la porte et d’un regard qui ne visait plus personne, il avait embrassé la pièce entière – K. dit aux aides :
– Je vais chercher mes notes dans ma chambre et puis nous parlerons du travail à faire.
Ils voulurent l’accompagner.
– Restez là !
Ils voulaient l’accompagner encore. Il fallut que K. répète son ordre encore plus sévèrement. Barnabas n’était plus dans le couloir, or il venait de partir à l’instant.
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