Je
n’ai rien d’un flagorneur, mais je vous confesse que votre crâne me
fait très envie ! »
Sherlock Holmes, d’un geste, invita notre étrange visiteur à
s’asseoir.
« Je m’aperçois, monsieur, que vous exercez votre
profession avec enthousiasme, lui dit-il. Cela m’arrive également.
D’après votre index, je devine que vous roulez vous-même vos
cigarettes. Ne vous gênez pas si vous désirez fumer. »
Le docteur Mortimer tira de sa poche du tabac et une feuille de
papier à cigarettes ; il mania les deux avec une dextérité
extraordinaire. Il possédait de longs doigts frémissants, aussi
agiles et alertes que des antennes d’insecte.
Holmes se tut, mais de rapides petits coups d’œil m’indiquèrent
que le docteur Mortimer l’intéressait vivement. Il se décida enfin
à rompre le silence.
« J’imagine, monsieur, que ce n’est pas uniquement dans le
but d’examiner mon crâne que vous m’avez fait l’honneur de venir
chez moi hier soir et à nouveau aujourd’hui ?
– Non, monsieur, non ! Bien que je sois heureux d’en
avoir eu l’occasion… Je suis venu chez vous, monsieur Holmes, parce
que je sais que je n’ai rien d’un homme pratique et que je me
trouve tout à coup aux prises avec un problème grave, peu banal.
Vous connaissant comme le deuxième plus grand expert européen…
– Vraiment, monsieur ? susurra Holmes non sans une
certaine âpreté. Puis-je vous demander qui a l’honneur d’être le
premier ?
– À un esprit féru de précision scientifique, l’œuvre de
M. Bertillon apparaît sans rivale.
– Alors ne feriez-vous pas mieux de le consulter ?
– J’ai dis, monsieur, « à un esprit féru de précision
scientifique ». Mais chacun reconnaît que vous êtes
incomparable en tant qu’homme pratique. J’espère, monsieur, que par
inadvertance je n’ai pas…
– À peine, monsieur ! interrompit Holmes. Je crois.
Docteur Mortimer, que vous feriez bien de vous borner à me confier
la nature exacte du problème pour la solution duquel vous
sollicitez mon concours. »
Chapitre 2
La malédiction des Baskerville
« J’ai dans ma poche un document…, commença le docteur
Mortimer.
– Je l’ai remarqué quand vous êtes entré, dit Holmes.
– C’est un manuscrit ancien.
– Qui date du début du XVIIIe siècle, s’il ne s’agit pas
d’un faux.
– Comment pouvez-vous le dater ainsi, monsieur ?
– Pendant que vous parliez, vous en avez présenté quelques
centimètres à ma curiosité. Il faudrait être un bien piètre expert
pour ne pas situer un document à dix années près environ. Peut-être
avez-vous lu la petite monographie que j’ai écrite sur ce
sujet ? Je le situe vers 1730.
– La date exacte est 1742, dit le docteur Mortimer en le
tirant de sa poche intérieure. Ce papier de famille m’a été confié
par Sir Charles Baskerville, dont le décès subit et tragique, il y
a trois mois, a suscité beaucoup d’émotion dans le Devonshire. Je
peux dire que j’étais son ami autant que son médecin. Sir Charles
Baskerville avait l’esprit solide, monsieur ; sagace et
pratique ; il n’était pas plus rêveur que moi. Néanmoins il
attachait une grande valeur à ce document, et il s’attendait au
genre de mort qui justement l’abattit. »
Holmes tendit la main pour prendre le manuscrit qu’il étala sur
ses genoux.
« Vous remarquerez, Watson, l’alternance de l’s long et de
l’s. C’est ce détail qui m’a permis de le localiser dans le
temps. »
Par-dessus son épaule je considérai le papier jauni à l’écriture
décolorée. L’en-tête portait « Baskerville Hall », et
au-dessous, en gros chiffres griffonnés :
« 1742 »
« On dirait une déposition, ou une relation ?
– En effet. C’est la relation d’une certaine légende qui a
cours dans la famille des Baskerville.
– Mais je suppose que c’est sur quelque chose de plus
moderne et de plus pratique que vous désirez me
consulter ?
– Tout à fait moderne. Il s’agit d’une affaire pratique,
urgente, qui doit être réglée dans les vingt-quatre heures. Mais le
document est bref et il est étroitement lié à l’affaire. Avec votre
permission je vais vous le lire. »
Holmes s’adossa à sa chaise, ressembla les extrémités de ses
doigts et ferma les yeux d’un air résigné.
Le docteur Mortimer approcha le document de la lumière, et d’une
voix aiguë, crépitante, entreprit la lecture du curieux récit que
voici :
« Sur l’origine du chien des Baskerville, plusieurs
versions ont circulé. Toutefois, comme je descends en ligne directe
de Hugo Baskerville, et comme je tiens l’histoire de mon père, de
même que celui-ci la tenait du sien, je l’ai couché par écrit, en
croyant fermement que les choses se sont passées comme elles m’ont
été rapportées. Et je voudrais, mes enfants, que vous pénètre le
sentiment que la même Justice qui punit le péché peut aussi le
pardonner par grâce, et que tout châtiment, même le plus lourd,
peut être levé par la prière et le repentir. Je souhaite que cette
histoire vous enseigne au moins (non pas pour que vous ayez à
redouter les conséquences du passé, mais pour que vous soyez
prudents dans l’avenir) que les passions mauvaises dont notre
famille a tant souffert ne doivent plus se donner libre cours et
faire notre malheur.
« Apprenez donc qu’au temps de la Grande Révolte (dont
l’histoire écrite par le distingué Lord Clarendon mérite toute
votre attention) le propriétaire de ce manoir de Baskerville
s’appelait Hugo ; indiscutablement c’était un profanateur, un
impie, un être à demi sauvage. Certes, ses voisins auraient pu
l’excuser jusque-là, étant donné que le pays n’a jamais été une
terre de saints ; mais il était possédé d’une certaine humeur
impudique et cruelle qui était la fable de tout l’Ouest. Il advint
que ce Hugo s’éprit d’amour (si l’on peut baptiser une passion
aussi noire d’un nom aussi pur) pour la fille d’un petit
propriétaire rural des environs. Mais la demoiselle l’évitait avec
soin tant la fâcheuse réputation de son soupirant l’épouvantait. Un
jour de la Saint-Michel pourtant, ce Hugo, avec l’assistance de
cinq ou six mauvais compagnons de débauche, l’enleva de la ferme
pendant une absence de son père et de ses frères. Il la
conduisirent au manoir et l’enfermèrent dans une chambre du haut,
après quoi ils se mirent à table pour boire et festoyer comme
chaque soir. Bien entendu, la pauvre fille ne pouvait manquer
d’avoir les sangs retournés par les chants et les jurons
abominables qui parvenaient d’en bas à ses oreilles ; il
paraît que le langage dont usait Hugo Baskerville, quand il était
gris, aurait mérité de foudroyer son auteur.
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