L’endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la différence de l’ébauche au tableau ; tout était plus grand, plus riche, plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux magnificences de l’hallucination.
Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d’une multitude : j’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements d’escarpins, des voix qui chuchotaient, susurraient, blésaient et zézayaient, des éclats de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait les portes ; il se passait quelque chose d’inaccoutumé.
Un personnage énigmatique m’apparut soudainement. Par où était-il entré ? je l’ignore ; pourtant sa vue ne me causa aucune frayeur : il avait un nez recourbé en bec d’oiseau, des yeux verts entourés de trois cercles bruns, qu’il essuyait fréquemment avec un immense mouchoir ; une haute cravate blanche empesée, dans le nœud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient écrits ces mots : – Daucus-Carota, du Pot d’or10, – étranglait son col mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres ; un habit noir à basques carrées, d’où pendaient des grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois avouer qu’elles étaient faites d’une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l’étrange personnage éclata en sanglots, et, s’essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix la plus dolente : « C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! »
Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez. « De rire… de rire… » répétèrent comme un écho des chœurs de voix discordantes et nasillardes.
VI
Fantasia
Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité. – Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, et leurs narines se dilataient ; c’étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.
Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme on n’en trouve que dans les eaux-fortes de Callot11 et dans les aquatintes de Goya12 : un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, de formes humaines et bestiales ; en toute autre occasion, j’eusse été peut-être inquiet d’une pareille compagnie, mais il n’y avait rien de menaçant dans ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité qui faisait pétiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.
Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j’occupais le centre, avec un air de componction grotesque, me marmotter à l’oreille des plaisanteries dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles, et m’inspiraient la gaieté la plus folle.
À chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense, étourdissant, et qui semblait résonner dans l’infini, éclatait autour de moi avec des mugissements de tonnerre. – Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient : « Non, c’est trop drôle ; en voilà assez ! Mon Dieu, mon Dieu, que je m’amuse ! De plus fort en plus fort ! – Finissez ! je n’en puis plus… Ho ! ho ! hu ! hu ! hi ! hi ! Quelle bonne farce ! Quel beau calembour ! – Arrêtez ! j’étouffe ! j’étrangle ! Ne me regardez pas comme cela… ou faites-moi cercler, je vais éclater… » Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.
Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes grotesques m’assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien, écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons extravagantes sur des rimes impossibles. Tous les types inventés par la verve moqueuse des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de puissance. C’était une cohue étrange : le pulcinella napolitain tapait familièrement sur la bosse du punch anglais ; l’arlequin de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, qui poussait des cris affreux ; le docteur bolonais jetait du tabac dans les yeux du père Cassandre ; Tartaglia galopait à cheval sur un clown, et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento ; Karagheuz13, armé de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque. Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l’homme, de la bête et de l’ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de bois dans des serres d’oiseau, hommes d’État mus par des engrenages de tournebroche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes faites d’une agrégation de citrouilles à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude du crayon un cynique à qui l’ivresse pousse le coude. – Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis14.
Pour me soustraire à l’empressement outré de ces baroques personnages, je me réfugiai dans un angle obscur, d’où je pus les voir se livrant à des danses telles que n’en connut jamais la Renaissance au temps de Chicard15, ou l’Opéra sous le règne de Musard16, le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs, mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des comédies si profondément philosophiques, des satires d’une si haute portée et d’un sel si piquant, que j’étais obligé de me tenir les côtes dans mon coin.
Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes en racine de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement piteux : « C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire ! »
Ô vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry17, la niaiserie enrouée d’Alcide Tousez18, la bêtise pleine d’aplomb d’Arnal19, les grimaces de macaque de Ravel20, et qui croyez savoir ce que c’est qu’un masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de Gustave21 évoqué par le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou d’un tombeau !
Que de faces bizarrement convulsées ! que d’yeux clignotants et pétillants de sarcasmes sous leur membrane d’oiseau ! quels rictus de tirelire ! quelles bouches en coups de hache ! quels nez facétieusement dodécaèdres ! quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques ! Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d’un effet irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier22 et Gavarni23, des fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot !
Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques ; la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes : près de la cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points d’orgues, qui me traversait le tympan, et, par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre une foule d’extravagances.
La frénésie joyeuse était à son plus haut point ; on n’entendait plus que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au plaisir ; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai. Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette molle lourdeur de l’ivresse qui rend les chutes peu dangereuses ; des exclamations telles que celles-ci : « Mon Dieu, que je suis heureux ! quelle félicité ! je nage dans l’extase ! je suis en paradis ! je plonge dans les abîmes de délices ! » se croisaient, se confondaient, se couvraient. Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées ; les bras se tendaient éperdument vers quelque vision fugitive ; les talons et les nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût éclaté. L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n’aurait pu supporter une plus haute pression de bonheur.
Un des membres du club, qui n’avait pas pris part à la voluptueuse intoxication afin de surveiller la fantasia et d’empêcher de passer par les fenêtres ceux d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains, tombant ensemble, s’enfoncèrent dans l’ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de l’ivresse.
VII
Kief
Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans le Freyschütz24 ; cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaie des nuées difformes, les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, ou se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j’étais seul dans le salon.
L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le piano touché par le voyant (on appelle ainsi l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance, qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses ; bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même ; mes doigts s’agitaient sur un clavier absent ; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques ; l’âme de Weber s’était incarnée en moi. Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures, dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements ineffables ; quel dommage qu’une sténographie magique n’ait pu recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n’hésite pas, c’est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d’œuvre de Rossini, Meyerbeer25, de Félicien David26. – Ô Pillet27 ! ô Vatel28 ! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous enrichirait en six mois.
À la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme sans bornes.
J’étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux appellent le kief. Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière et de l’esprit étaient déliés ; je me mouvais par ma seule volonté dans un milieu qui n’offrait pas de résistance. C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort. Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement trembler des contours indécis ; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un bain, dans un baiser d’une douceur énervante ; si je voulais changer de place, l’air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux ; une langueur délicieuse s’emparait de mes sens, et me renversait sur le sofa, où je m’affaissais comme un vêtement qu’on abandonne.
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