Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.

L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire : — Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux ?

— Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an ! comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent ? Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien...

— Comment, un égyptien ?

— Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte de laquelle j’ai fait partie. Non-seulement tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères, mais Vergniaud était alors dans mon régiment, nous avions partagé de l’eau dans le désert. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots.

— Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui.

— Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez-vous ? ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune !.. Enfin, suffit !

— Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore !

— Sacré argent ! Dire que je n’en ai pas ! s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe.

Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèse-tabac. Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux.

— Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.

— Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà ! rendez-moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit, car j’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau.

— Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires. Toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui traîneront en longueur, quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux : admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert. Savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud ? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez pas eu d’enfants de votre mariage, et monsieur le comte Ferraud en a deux du sien, les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractants. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des éléments de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisants.

— Et ma fortune ?

— Vous vous croyez donc une grande fortune ?

— N’avais-je pas trente mille livres de rente ?

— Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.

— C’est vrai.

— Eh ! bien, vous censé mort, n’a-t-il pas fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices ? Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’Empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins les frais.

— Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi.

— Mais, certainement...

— Elle est belle.

— Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’Empereur.

— Mais elle n’était pas veuve, le décret est nul...

— D’accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi.