Monsieur Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg Saint-Germain avait adopté comme une de ses gloires ; mais madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’après dix-huit mois de veuvage elle possédait environ quarante mille livres de rente. Son mariage avec le jeune comte ne fut pas accepté comme une nouvelle, par les coteries du faubourg Saint-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel ; mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont se moquèrent tant les libéraux, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût Conseiller d’État, Directeur-général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique. Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante, il s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq, homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place par le crédit de son patron, dont la fortune était l’objet de tous ses soins. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont sont plus ou moins douées toutes les femmes, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait monsieur Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’âme damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvements de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait triplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émoluments des places occupées par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison, dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entrevoir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme de qui elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur. Là étaient des secrets de vie et de mort pour elle, là était précisément le nœud de cette histoire.
Au commencement de l’année 1818, la Restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables, ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, alors la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Riche par elle-même, riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère, elle appartenait à l’aristocratie, elle en partageait la splendeur. Au milieu de ce triomphe, elle fut atteinte d’un cancer moral.
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