Tu sais tout cela, puisque c’est toi qui m’avais fait affilier à mon arrivée, et que tu ne nous quittas que six mois après. J’ai toutes ces dates présentes ; car c’est le jour de ton départ pour Chartres que je m’aperçus de l’amour que j’avais pour la Savinienne. Je me souviens de la belle conduite que nous te fîmes sur la chaussée. Nous avions nos cannes et nos rubans, et nous te suivions sur deux lignes, nous arrêtant à chaque pas pour boire à ta santé. Le rouleur portait ta canne et ton paquet sur son épaule. C’est moi qui entonnais les chants de départ, auxquels répondaient en chœur tous nos pays. La solennité de cette cérémonie si honorable pour ceux à qui on la décerne, et dont j’étais fier de te voir le héros, me donna de l’enthousiasme et du courage. Je t’embrassai sans faiblesse, et je revins en ville avec la Conduite, chantant toujours et ne songeant pas à l’isolement où j’allais me trouver, loin de l’ami qui m’avait instruit et protégé. J’étais, je crois, un peu exalté par nos fréquentes libations, auxquelles je n’étais pas accoutumé et auxquelles je crains fort de ne m’habituer jamais. Quand les fumées du vin se furent dissipées, et que je me retrouvai sans toi chez la Mère, sous le manteau de la cheminée, tandis que nos frères continuaient la fête autour de la table, je tombai dans une profonde tristesse. Je résistai longtemps à mon chagrin ; mais je n’en fus pas le maître, et je fondis en larmes. La Mère était alors auprès de moi, occupée à préparer le souper des compagnons. Elle fut attendrie de me voir pleurer ; et pressant ma tête dans ses mains de la même manière qu’elle caresse ses enfants : Pauvre petit Nantais, me dit-elle, c’est toi qui as le meilleur cœur. Quand les autres perdent un ami, ils ne savent que chanter et boire jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de voix et ne puissent plus tenir sur leurs jambes. Toi, tu as le cœur d’une femme, et celle que tu auras un jour sera bien aimée. En attendant, prends courage, mon pauvre enfant. Tu ne restes pas abandonné. Tous tes pays t’aiment, parce que tu es un bon sujet et un bon ouvrier. Ton père Savinien dit qu’il voudrait avoir un fils tout pareil à toi. Et quant à moi, je suis ta mère, entends-tu ? non pas seulement comme je suis celle de tous les compagnons, mais comme celle qui t’a mis au monde. Tu me confieras tous tes embarras, tu me diras tes peines, et je tâcherai de t’aider et de te consoler.
En parlant ainsi, cette bonne femme m’embrassa sur la tête, et je sentis une larme de ses beaux yeux noirs tomber sur mon front. Je vivrais autant que le juif errant que je n’oublierais pas cela. Je sentis mon cœur se fondre de tendresse pour elle, et, je te l’avoue, pendant le reste de ce jour-là, je ne pensai presque plus à toi. J’avais toujours les yeux sur la Savinienne. Je suivais chacun de ses pas. Elle me permettait de l’aider aux soins de la maison, et le brave Savinien disait en me regardant faire : – Comme ce garçon est complaisant ! quel bon enfant ! quel cœur il a ! – Savinien ne se doutait pas que dès ce jour-là j’étais son rival, l’amoureux de sa femme.
Il ne s’en douta jamais ; et plus j’étais amoureux, plus il avait de confiance. Lui qui avait la cinquantaine, il ne pouvait sans doute pas s’imaginer qu’un enfant comme moi eût d’autres yeux pour la Savinienne que ceux d’un fils. Mais il oubliait que la Savinienne eût pu être sa fille, et qu’elle n’eût pas pu être ma mère. Cette Mère chérie vit bien l’état de mon cœur. Jamais je n’osai le lui dire ; je sentais bien que cela eût été coupable, puisque Savinien était si bon pour moi.
1 comment