Veuillez regarder celui que vous venez d’approuver ; mon nom est écrit en petit caractère sur la dernière marche de l’escalier.
– Ma foi, c’est vrai ! s’écria l’architecte avec un gros rire ; j’en suis fâché pour vous, mon pauvre père Lerebours, votre fils s’est blousé. Allons, n’en soyez pas désolé, cela peut arriver à tout le monde. – Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers le fils Huguenin et en lui frappant sur l’épaule, tu entends ton affaire, et si tu es aussi bon sujet que tu es bon géomètre, tu pourras faire ton chemin. Voilà une planche dessinée avec beaucoup de goût et d’intelligence, continua-t-il en retournant au dessin de Pierre Huguenin, et cet escalier pourra être aussi commode qu’élégant. Employez-moi ce menuisier-là, père Lerebours, vous en pourrez faire venir de loin qui ne le vaudront pas.
– C’est aussi mon intention, répondit Lerebours avec le calme d’une profonde politique. Je sais rendre justice au talent, et reconnaître le mérite où il se trouve. Mon fils est certainement un homme très fort en géométrie, mais il a une tête si jeune, si ardente…
– Allons, allons, il aura pensé à quelque jolie femme en dessinant son plan, dit l’architecte. Le gaillard est assez bel homme pour avoir souvent de telles distractions !…
Le père Lerebours se mit à rire comme une crécelle, tandis que l’architecte lui répondait comme une grosse cloche. Quand ils eurent épuisé toute leur gaieté légère, ils se mirent à faire le devis général des travaux, tandis que le maître menuisier et son fils faisaient celui qui concernait leurs attributions. Le prix fut débattu avec une horrible ténacité de la part de Lerebours et une grande fermeté de la part de Pierre Huguenin. Ses prétentions étaient si modérées que son père, sachant bien que Lerebours voudrait les réduire sans pudeur, l’accusait secrètement de ne pas savoir faire ses affaires. Mais Pierre fut inébranlable, et l’architecte, forcé de convenir que la demande était censée, termina le différend en disant tout bas à l’oreille de l’économe :
– Concluez vite avant que le père ne défasse le marché.
Le contrat fut donc signé. L’architecte se chargea de toiser à la fin des travaux. Après tout, au point où en sont les institutions qui sacrifient toujours l’ouvrier à celui qui l’emploie, l’affaire était bonne pour le maître menuisier.
– Allons, disait-il à son fils en revenant au logis, tu t’entends à toutes choses ; voici la première fois de ma vie que je termine un marché sur mon premier mot.
CHAPITRE IV
À huit jours de là, les Huguenin, ayant achevé de remplir tous les engagements contractés envers leur clientèle villageoise, prirent possession de la chapelle et commencèrent leurs travaux.
Pierre était toujours levé avant le jour. Aux premiers rayons du soleil il promenait déjà le compas sur les vieux ais de chêne de la boiserie séculaire, et déjà la tâche était taillée aux apprentis lorsqu’ils arrivaient, les yeux encore gonflés par le sommeil. Il advint qu’un soir Pierre, absorbé par l’examen de la boiserie, et ayant tracé plusieurs figures à la craie sur un panneau noirci par le temps, oublia, dans ses calculs, l’heure avancée et la solitude qui s’était faite autour de lui. Son père s’était retiré depuis longtemps avec tous ses ouvriers, les portes du château étaient fermées, et les chiens de garde étaient lâchés dans les cours. Le vigilant économe, surpris de voir une lampe briller encore derrière le haut vitrage de l’atelier, vint, son trousseau de clefs dans une main et sa lanterne sourde dans l’autre, regarder à la porte avec précaution.
– C’est vous, maître Pierre ? s’écria-t-il lorsqu’il eut reconnut le jeune menuisier à travers les fentes ; n’avez-vous pas assez travaillé pour un jour ?
Pierre lui ayant répondu qu’il avait encore de l’ouvrage pour une heure, M. Lerebours lui remit la clef d’une des portes du parc, lui recommanda de bien éteindre sa lumière et de bien refermer les portes en s’en allant, puis lui souhaita bon courage et alla se livrer aux douceurs du repos.
Pierre travailla encore deux heures, et, lorsqu’il eut résolu le problème qui l’embarrassait, il se décida à aller dormir ; mais il entendit sonner deux heures à l’horloge du château. Pierre craignit que sa sortie à une pareille heure ne fût remarquée par le village et ne donnât lieu à des commentaires. Il fuyait la réputation de bizarrerie que son amour pour l’étude n’eût pas manqué de lui attirer. D’ailleurs ses apprentis devaient bientôt arriver, et, s’il allait se coucher, il ne pourrait se réveiller avec assez d’exactitude pour les recevoir et les mettre à l’ouvrage. Il se décida à s’étendre sur un monceau de ces menus copeaux et de ces rubans de bois que les menuisiers enlèvent de leurs planches en rabotant. Ce fut un lit assez doux pour ses membres robustes. Sa veste lui servit d’oreiller et sa blouse de couverture.
CHAPITRE V
Un fâcheux incident interrompit les travaux de l’atelier au moment où ils allaient le mieux. Un des meilleurs apprentis du père Huguenin se démit l’épaule en tombant d’une échelle ; et, comme un malheur n’arrive jamais seul, le père Huguenin s’enfonça dans le pouce un éclat de bois qui le mit hors de travail. M. Lerebours lui prodigua de gracieuses condoléances pendant un jour ou deux ; mais quand il vit que l’apprenti était retourné chez ses parents pour se faire soigner, et quand le médecin du village eut visité la main du vieux menuisier, et décrété qu’il fallait quinze jours de repos à cette blessure, l’intraitable économe parla de faire commencer l’escalier par d’autres entrepreneurs. Ce fut une crainte mortelle pour le père Huguenin, qui mettait encore plus d’amour-propre que d’intérêt personnel à rester seul chargé de tout le travail. Il voulut se remettre à l’ouvrage ; mais le mal s’envenima, et de nouveau il fallut s’interrompre. Le médecin menaçait de couper le doigt, la main, le bras peut-être, si on persistait.
– Coupez-moi donc la tête tout de suite ! dit le père Huguenin, en jetant son ciseau avec désespoir sur le plancher ; et il alla s’enfermer chez lui de colère et de douleur.
– Mon père, lui dit Pierre à l’heure de la veillée, il faut prendre un parti. Vous ne pouvez travailler d’ici à plusieurs semaines sans compromettre votre santé, votre vie peut-être.
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