N’est pas bon père de famille qui veut ! Tourne les yeux sur nos amis, et dis-moi ceux de qui tu voudrais pour fils ? nous en avons connu qui déshonoraient leur nom. Les enfants, mon cher, sont des marchandises très-difficiles à soigner. Les tiens seront des anges, soit ! As-tu jamais sondé l’abîme qui sépare la vie du garçon de la vie de l’homme marié ? Écoute ? Garçon, tu peux te dire : — « Je n’aurai que telle somme de ridicule, le public ne pensera de moi que ce que je lui permettrai de penser. » Marié, tu tombes dans l’infini du ridicule ! Garçon, tu te fais ton bonheur, tu en prends aujourd’hui, tu t’en passes demain ; marié, tu le prends comme il est, et, le jour où tu en veux, tu t’en passes. Marié, tu deviens ganache, tu calcules des dots, tu parles de morale publique et religieuse, tu trouves les jeunes gens immoraux, dangereux ; enfin tu deviendras un académicien social. Tu me fais pitié. Le vieux garçon dont l’héritage est attendu, qui se défend à son dernier soupir contre une vieille garde à laquelle il demande vainement à boire, est un béat en comparaison de l’homme marié. Je ne te parle pas de tout ce qui peut advenir de tracassant, d’ennuyant, d’impatientant, de tyrannisant, de contrariant, de gênant, d’idiotisant, de narcotique et de paralytique dans le combat de deux êtres toujours en présence, liés à jamais, et qui se sont attrapés tous deux en croyant se convenir ; non, ce serait recommencer la satire de Boileau, nous la savons par cœur. Je te pardonnerais ta pensée ridicule, si tu me promettais de te marier en grand seigneur, d’instituer un majorat avec ta fortune, de profiter de la lune de miel pour avoir deux enfants légitimes, de donner à ta femme une maison complète distincte de la tienne, de ne vous rencontrer que dans le monde, et de ne jamais revenir de voyage sans te faire annoncer par un courrier. Deux cent mille livres de rente suffisent à cette existence, et tes antécédents te permettent de la créer au moyen d’une riche Anglaise affamée d’un titre. Ah ! cette vie aristocratique me semble vraiment française, la seule grande, la seule qui nous obtienne le respect, l’amitié d’une femme, la seule qui nous distingue de la masse actuelle, enfin la seule pour laquelle un jeune homme puisse quitter la vie de garçon. Ainsi posé, le comte de Manerville conseille son époque, se met au-dessus de tout et ne peut plus être que ministre ou ambassadeur. Le ridicule ne l’atteindra jamais, il a conquis les avantages sociaux du mariage et garde les priviléges du garçon.

— Mais, mon bon ami, je ne suis pas de Marsay, je suis tout bonnement, comme tu me fais l’honneur de le dire toi-même, Paul de Manerville, bon père et bon époux, député du centre, et peut-être pair de France ; destinée excessivement médiocre ; mais je suis modeste, je me résigne.

— Et ta femme, dit l’impitoyable de Marsay, se résignera-t-elle ?

— Ma femme, mon cher, fera ce que je voudrai.

— Ha, mon pauvre ami, tu en es encore là ? Adieu, Paul. Dès aujourd’hui je te refuse mon estime. Encore un mot, car je ne saurais souscrire froidement à ton abdication. Vois donc où gît la force de notre position. Un garçon, n’eût-il que six mille livres de rente, ne lui restât-il pour toute fortune que sa réputation d’élégance, que le souvenir de ses succès... Hé ! bien, cette ombre fantastique comporte d’énormes valeurs. La vie offre encore des chances à ce garçon déteint. Oui, ses prétentions peuvent tout embrasser. Mais le mariage, Paul, c’est le : — Tu n’iras pas plus loin social. Marié, tu ne pourras plus être que ce que tu seras, à moins que ta femme ne daigne s’occuper de toi.

— Mais, dit Paul, tu m’écrases toujours sous des théories exceptionnelles ! Je suis las de vivre pour les autres, d’avoir des chevaux pour les montrer, de tout faire en vue du Qu’en dira-t-on, de me ruiner pour éviter que des niais s’écrient : — Tiens, Paul a toujours la même voiture. Où en est-il de sa fortune ? Il la mange ? il joue à la Bourse ? Non, il est millionnaire. Madame une telle est folle de lui. Il a fait venir d’Angleterre un attelage qui, certes, est le plus beau de Paris. On a remarqué à Longchamps les calèches à quatre chevaux de messieurs de Marsay et de Manerville, elles étaient parfaitement attelées. Enfin, mille niaiseries avec lesquelles une masse d’imbéciles nous conduit. Je commence à voir que cette vie où l’on roule au lieu de marcher nous use et nous vieillit. Crois-moi, mon cher Henry, j’admire ta puissance, mais sans l’envier. Tu sais tout juger, tu peux agir et penser en homme d’État, te placer au-dessus des lois générales, des idées reçues, des préjuges admis, des convenances adoptées, enfin, tu perçois les bénéfices d’une situation dans laquelle je n’aurais, moi, que des malheurs. Tes déductions froides, systématiques, réelles peut-être, sont aux yeux de la masse, d’épouvantables immoralités.