Et elle se rappelait avoir
entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu qu’il avait en commun
avec M. de Charlus : « La duchesse est un des êtres les
plus nobles de Paris, de l’élite la plus raffinée, la plus
choisie. » Pour moi qui faisais dériver du nom de Guermantes,
du nom de Bavière et du nom de Condé la vie, la pensée des deux
cousines (je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les
avais vus), j’aurais mieux aimé connaître leur jugement sur
Phèdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans
le sien je n’aurais trouvé que de l’intelligence, de l’intelligence
supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient
la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m’eût fourni sur
la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable,
je l’imaginais à l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme
irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d’un fiévreux, ce que
je demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre,
c’était le charme des après-midi d’été où je m’étais promené du
côté de Guermantes.
Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte
de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais
pas que ces toilettes ne leur fussent particulières, non pas
seulement dans le sens où la livrée à col rouge ou à revers bleu
appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux Condé, mais
plutôt comme pour un oiseau le plumage qui n’est pas seulement un
ornement de sa beauté, mais une extension de son corps. La toilette
de ces deux femmes me semblait comme une matérialisation neigeuse
ou diaprée de leur activité intérieure, et, comme les gestes que
j’avais vu faire à la princesse de Guermantes et que je n’avais pas
douté correspondre à une idée cachée, les plumes qui descendaient
du front de la princesse et le corsage éblouissant et pailleté de
sa cousine semblaient avoir une signification, être pour chacune
des deux femmes un attribut qui n’était qu’à elle et dont j’aurais
voulu connaître la signification : l’oiseau de paradis me
semblait inséparable de l’une, comme le paon de Junon ; je ne
pensais pas qu’aucune femme pût usurper le corsage pailleté de
l’autre plus que l’égide étincelante et frangée de Minerve. Et
quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au
plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories,
c’était comme si j’avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux
des nuées coutumières, l’assemblée des Dieux en train de contempler
le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une éclaircie
lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette
apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le
sentiment d’être ignoré des Immortels ; la duchesse m’avait
bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas
s’en souvenir, et je ne souffrais pas qu’elle se trouvât, par la
place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores
anonymes et collectifs du public de l’orchestre, car je sentais
heureusement mon être dissous au milieu d’eux, quand, au moment où
en vertu des lois de la réfraction vint sans doute se peindre dans
le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du
protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis
une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue
femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva
vers moi la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le
rebord de la loge, l’agita en signe d’amitié, mes regards se
sentirent croisés par l’incandescence involontaire et les feux des
yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en
conflagration rien qu’en les bougeant pour chercher à voir à qui sa
cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m’avait reconnu,
fit pleuvoir sur moi l’averse étincelante et céleste de son
sourire.
Maintenant tous les matins, bien avant l’heure où elle sortait,
j’allais par un long détour me poster à l’angle de la rue qu’elle
descendait d’habitude, et, quand le moment de son passage me
semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant dans une
direction opposée et levant les yeux vers elle dès que j’arrivais à
sa hauteur, mais comme si je ne m’étais nullement attendu à la
voir. Même les premiers jours, pour être plus sûr de ne pas la
manquer, j’attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte
cochère s’ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes
qui n’étaient pas celle que j’attendais), son ébranlement se
prolongeait ensuite dans mon cœur en oscillations qui mettaient
longtemps à se calmer. Car jamais fanatique d’une grande comédienne
qu’il ne connaît pas, allant faire « le pied de grue »
devant la sortie des artistes, jamais foule exaspérée ou idolâtre
réunie pour insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand
homme qu’on croit être sur le point de passer chaque fois qu’on
entend du bruit venu de l’intérieur de la prison ou du palais ne
furent aussi émus que je l’étais, attendant le départ de cette
grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grâce de
sa marche (toute différente de l’allure qu’elle avait quand elle
entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade
matinale – il n’y avait pour moi qu’elle au monde qui se promenât –
tout un poème d’élégance et la plus fine parure, la plus curieuse
fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que le concierge
ne pût se rendre compte de mon manège, je m’en allai beaucoup plus
loin, jusqu’à un point quelconque du parcours habituel de la
duchesse. Souvent avant cette soirée au théâtre, je faisais ainsi
de petites sorties avant le déjeuner, quand le temps était
beau ; s’il avait plu, à la première éclaircie je descendais
faire quelques pas, et tout d’un coup, venant sur le trottoir
encore mouillé, changé par la lumière en laque d’or, dans
l’apothéose d’un carrefour poudroyant d’un brouillard que tanne et
blondit le soleil, j’apercevais une pensionnaire suivie de son
institutrice ou une laitière avec ses manches blanches, je restais
sans mouvement, une main contre mon cœur qui s’élançait déjà vers
une vie étrangère ; je tâchais de me rappeler la rue, l’heure,
la porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais)
avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacité de ces
images caressées et que je me promettais de chercher à revoir les
empêchait de se fixer fortement dans mon souvenir. N’importe,
j’étais moins triste d’être malade, de n’avoir jamais eu encore le
courage de me mettre à travailler, à commencer un livre, la terre
me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à
parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les
routes de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que
j’avais si souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et
dont chacune excitait un désir voluptueux qu’elle seule semblait
capable d’assouvir.
En rentrant de l’Opéra, j’avais ajouté pour le lendemain à
celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l’image
de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de
cheveux blonds et légers ; avec la tendresse promise dans le
sourire qu’elle m’avait adressé de la baignoire de sa cousine. Je
suivrais le chemin que Françoise m’avait dit que prenait la
duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver deux jeunes
filles que j’avais vues l’avant-veille, de ne pas manquer la sortie
d’un cours et d’un catéchisme. Mais, en attendant, de temps à
autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la
sensation de douceur qu’il m’avait donnée, me revenaient. Et sans
trop savoir ce que je faisais, je m’essayais à les placer (comme
une femme regarde l’effet que ferait sur une robe une certaine
sorte de boutons de pierrerie qu’on vient de lui donner) à côté des
idées romanesques que je possédais depuis longtemps et que la
froideur d’Albertine, le départ prématuré de Gisèle et, avant cela,
la séparation voulue et trop prolongée d’avec Gilberte avaient
libérées (l’idée par exemple d’être aimé d’une femme, d’avoir une
vie en commun avec elle) ; puis c’était l’image de l’une ou
l’autre des deux jeunes filles que j’approchais de ces idées
auxquelles, aussitôt après, je tâchais d’adapter le souvenir de la
duchesse. Auprès de ces idées, le souvenir de Mme de
Guermantes à l’Opéra était bien peu de chose, une petite étoile à
côté de la longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je
connaissais très bien ces idées longtemps avant de connaître
Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire,
je le possédais imparfaitement ; il m’échappait par
moments ; ce fut pendant les heures où, de flottant en moi au
même titre que les images d’autres femmes jolies, il passa peu à
peu à une association unique et définitive – exclusive de toute
autre image féminine – avec mes idées romanesques si antérieures à
lui, ce fut pendant ces quelques heures où je me le rappelais le
mieux que j’aurais dû m’aviser de savoir exactement quel il
était ; mais je ne savais pas alors l’importance qu’il allait
prendre pour moi ; il était doux seulement comme un premier
rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était
la première esquisse, la seule vraie, la seule faite d’après la
vie, la seule qui fût réellement Mme de
Guermantes ; durant les quelques heures où j’eus le bonheur de
le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être bien
charmant pourtant, ce souvenir, puisque c’est toujours à lui,
librement encore à ce moment-là, sans hâte, sans fatigue, sans rien
de nécessaire ni d’anxieux, que mes idées d’amour revenaient ;
ensuite au fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus
définitivement, il acquit d’elles une plus grande force, mais
devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le
retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans doute
complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de
Guermantes, je constatais un écart, d’ailleurs toujours différent,
entre ce que j’avais imaginé et ce que je voyais. Chaque jour
maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes
débouchait au haut de la rue, j’apercevais encore sa taille haute,
ce visage au regard clair sous une chevelure légère, toutes choses
pour lesquelles j’étais là ; mais en revanche, quelques
secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre
direction pour avoir l’air de ne pas m’attendre à cette rencontre
que j’étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment
où j’arrivais au même niveau de la rue qu’elle, ce que je voyais
alors, c’étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles
étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade
qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l’amabilité du soir
de Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais
quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui
plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le
souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inégales
pour la domination de mes idées amoureuses avec celui de
Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-même,
qui finit par renaître le plus souvent pendant que ses concurrents
s’éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en
somme volontairement encore et comme par choix et plaisir,
transféré toutes mes pensées d’amour. Je ne songeai plus aux
fillettes du catéchisme, ni à une certaine laitière ; et
pourtant je n’espérai plus de retrouver dans la rue ce que j’étais
venu y chercher, ni la tendresse promise au théâtre dans un
sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure
blonde qui n’étaient tels que de loin. Maintenant je n’aurais même
pu dire comment était Mme de Guermantes, à quoi je la
reconnaissais, car chaque jour, dans l’ensemble de sa personne, la
figure était autre comme la robe et le chapeau.
Pourquoi tel jour, voyant s’avancer de face sous une capote
mauve une douce et lisse figure aux charmes distribués avec
symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez
semblait résorbée, apprenais-je d’une commotion joyeuse que je ne
rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de
Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble,
affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la
même façon distraite que la veille à l’apparition de profil dans
une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec
d’oiseau, le long d’une joue rouge, barrée d’un œil perçant, comme
quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement
une femme à bec d’oiseau que je vis, mais comme un oiseau
même : la robe et jusqu’au toquet de Mme de
Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune
étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains
vautours dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l’air d’une
sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête
recourbait son bec d’oiseau et les yeux à fleur de tête étaient
perçants et bleus.
Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue
pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes,
quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crémier cachée
entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se
détachait le visage confus et nouveau d’une femme élégante qui
était en train de se faire montrer des « petits suisses »
et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer, venait me
frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à
moi que le reste de l’image, le regard de la duchesse ; une
autre fois, ne l’ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je
comprenais que ce n’était plus la peine de rester à attendre, je
reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans
ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait,
je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame
avait fait de la portière était pour moi et que cette dame, dont
les traits dénoués et pâles, ou au contraire tendus et vifs,
composaient sous un chapeau rond, au bas d’une haute aigrette, le
visage d’une étrangère que j’avais cru ne pas reconnaître, était
Mme de Guermantes par qui je m’étais laissé saluer sans
même lui répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au
coin de la loge, où le détestable concierge dont je haïssais les
coup d’œil investigateurs était en train de lui faire de grands
saluts et sans doute aussi des « rapports ». Car tout le
personnel des Guermantes, dissimulé derrière les rideaux des
fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu’il n’entendait pas et
à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses
sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait
vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages
différents qu’offrait Mme de Guermantes, visages
occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt
vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas
attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et
d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et
qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans
altérer mon trouble parce qu’à travers elles, à travers le nouveau
collet la joue inconnue, je sentais que c’était toujours
Mme de Guermantes. Ce que j’aimais, c’était la personne
invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont
l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont
j’eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait
arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses
actions perdissent pour moi de leur importance.
Je n’aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes
était excédée de me rencontrer tous les jours que je l’aurais
indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et
de pitié qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à
m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes
affaires, je sentais s’élever un vent contraire dans les traits
rétractés et battus de sa figure.
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