Non, c’est
à cause de l’aspect que je vous le recommande. Les chambres sont
assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ça a
quelque chose de rassurant. » Mais pour moi, moins artiste que
Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison était
superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse
commençante, aussi pénible que celle que j’avais jadis à Combray
quand ma mère ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j’avais
ressentie le jour de mon arrivée à Balbec dans la chambre trop
haute qui sentait le vétiver. Saint-Loup le comprit à mon regard
fixe.
– Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce
joli palais, vous êtes tout pâle ; moi, comme une grande
brute, je vous parle de tapisseries que vous n’aurez pas même le
cœur de regarder. Je connais la chambre où on vous mettrait,
personnellement je la trouve très gaie, mais je me rends bien
compte que pour vous avec votre sensibilité ce n’est pas pareil. Ne
croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la
même chose, mais je me mets bien à votre place.
Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, très
occupé à le faire sauter, ne répondant pas aux saluts des soldats,
mais envoyant des bordées d’injures à ceux qui se mettaient sur son
chemin, adressa à ce moment un sourire à Saint-Loup et,
s’apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais
son cheval se dressa de toute sa hauteur, écumant. Saint-Loup se
jeta à sa tête, le prit par la bride, réussit à le calmer et revint
à moi.
– Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte,
que je souffre de ce que vous éprouvez ; je suis malheureux,
ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon épaule, de
penser que si j’avais pu rester près de vous, peut-être j’aurais
pu, en causant avec vous jusqu’au matin, vous ôter un peu de votre
tristesse. Je vous prêterais bien des livrés, mais vous ne pourrez
pas lire si vous êtes comme cela. Et jamais je n’obtiendrai de me
faire remplacer ici ; voilà deux fois de suite que je l’ai
fait parce que ma gosse était venue.
Et il fronçait le sourcil à cause de son ennui et aussi de sa
contention à chercher, comme un médecin, quel remède il pourrait
appliquer à mon mal.
– Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il à un
soldat qui passait. Allons, plus vite que ça, grouille-toi.
Puis, de nouveau, il se détournait vers moi, et le monocle et le
regard myope faisaient allusion à notre grande amitié :
– Non ! vous ici, dans ce quartier où j’ai tant pensé
à vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je rêve. En
somme, la santé, cela va-t-il plutôt mieux ? Vous allez me
raconter tout cela tout à l’heure. Nous allons monter chez moi, ne
restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je
ne le sens même plus, mais pour vous qui n’êtes pas habitué, j’ai
peur que vous n’ayez froid. Et le travail, vous y êtes-vous
mis ? Non ? que vous êtes drôle ! Si j’avais vos
dispositions, je crois que j’écrirais du matin au soir. Cela vous
amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les
médiocres comme moi qui soient toujours prêts à travailler et que
ceux qui pourraient ne veuillent pas ! Et je ne vous ai pas
seulement demandé des nouvelles de Madame votre grand’mère. Son
Proudhon ne me quitte pas.
Un officier, grand, beau, majestueux, déboucha à pas lents et
solennels d’un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la
perpétuelle instabilité de son corps le temps de tenir la main à la
hauteur du képi. Mais il l’y avait précipitée avec tant de force,
se redressant d’un mouvement si sec, et, aussitôt le salut fini, la
fit retomber par un déclanchement si brusque en changeant toutes
les positions de l’épaule, de la jambe et du monocle, que ce moment
fut moins d’immobilité que d’une vibrante tension où se
neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire
et ceux qui allaient commencer. Cependant l’officier, sans se
rapprocher, calme, bienveillant, digne, impérial, représentant en
somme tout l’opposé de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se
hâter, la main vers son képi.
– Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota
Saint-Loup ; soyez assez gentil pour aller m’attendre dans ma
chambre, c’est la seconde à droite, au troisième étage, je vous
rejoins dans un moment.
Et, partant au pas de charge, précédé de son monocle qui volait
en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont
on amenait à ce moment le cheval et qui, avant de se préparer à y
monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes étudiée
comme dans quelque tableau historique et s’il allait partir pour
une bataille du premier Empire, alors qu’il rentrait simplement
chez lui, dans la demeure qu’il avait louée pour le temps qu’il
resterait à Doncières et qui était sise sur une place, nommée,
comme par une ironie anticipée à l’égard de ce napoléonide, Place
de la République ! Je m’engageai dans l’escalier, manquant à
chaque pas de glisser sur ces marches cloutées, apercevant des
chambrées aux murs nus, avec le double alignement des lits et des
paquetages. On m’indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un
instant devant sa porte fermée, car j’entendais remuer ; on
bougeait une chose, on en laissait tomber une autre ; je
sentais que la chambre n’était pas vide et qu’il y avait quelqu’un.
Mais ce n’était que le feu allumé qui brûlait. Il ne pouvait pas se
tenir tranquille, il déplaçait les bûches et fort maladroitement.
J’entrai ; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et
même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait
tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais
monter la flamme, se montraient à moi des bruits de feu, mais que,
si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de
quelqu’un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m’assis dans la
chambre. Des tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes
du XVIIIe siècle la préservaient de l’odeur qu’exhalait
le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du
pain bis. C’est là, dans cette chambre charmante, que j’eusse dîné
et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque
présent grâce aux livres de travail qui étaient sur sa table à côté
des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle
de Mme de Guermantes, grâce au feu qui avait fini par
s’habituer à la cheminée et, comme une bête couchée en une attente
ardente, silencieuse et fidèle, laissait seulement de temps à autre
tomber une braise qui s’émiettait, ou léchait d’une flamme la paroi
de la cheminée. J’entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup,
laquelle ne devait pas être bien loin de moi. Ce tic tac changeait
de place à tout moment, car je ne voyais pas la montre ; il me
semblait venir de derrière moi, de devant, d’à droite, d’à gauche,
parfois s’éteindre comme s’il était très loin. Tout d’un coup je
découvris la montre sur la table.
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