Il y a des jours où ils s’en
vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons
partis. Alors nous faisons attention à d’autres choses. Et les rues
de cette ville n’étaient pas encore pour moi, comme là où nous
avons l’habitude de vivre, de simples moyens d’aller d’un endroit à
un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me
semblait devoir être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées
de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en
mettant sous mes yeux les scènes véridiques et mystérieuses
d’existences où je ne pénétrais pas. Ici le génie du feu me
montrait en un tableau empourpré la taverne d’un marchand de
marrons où deux sous-officiers, leurs ceinturons posés sur des
chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu’un magicien les
faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de théâtre, et
les évoquait tels qu’ils étaient effectivement à cette minute même,
aux yeux d’un passant arrêté qu’ils ne pouvaient voir. Dans un
petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en
projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en
sanguine, pendant que, luttant contre l’ombre, la clarté de la
grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de
paillettes étincelantes, sur des tableaux qui n’étaient que de
mauvaises copies déposait une dorure précieuse comme la patine du
passé ou le vernis d’un maître, et faisait enfin de ce taudis où il
n’y avait que du toc et des croûtes, un inestimable Rembrandt.
Parfois je levais les yeux jusqu’à quelque vaste appartement ancien
dont les volets n’étaient pas fermés et où des hommes et des femmes
amphibies, se réadaptant chaque soir à vivre dans un autre élément
que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, à la
tombée de la nuit, sourd incessamment du réservoir des lampes pour
remplir les chambres jusqu’au bord de leurs parois de pierre et de
verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en déplaçant leurs
corps, des remous onctueux et dorés. Je reprenais mon chemin, et
souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme
jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir
m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le
satisfaire ; si dans l’obscurité je sentais tout d’un coup
passer une robe, la violence même du plaisir que j’éprouvais
m’empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j’essayais
d’enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle
gothique avait pour moi quelque chose de si réel, que si j’avais pu
y lever et y posséder une femme, il m’eût été impossible de ne pas
croire que c’était l’antique volupté qui allait nous unir, cette
femme eût-elle été une simple raccrocheuse postée là tous les
soirs, mais à laquelle auraient prêté leur mystère l’hiver, le
dépaysement, l’obscurité et le moyen âge. Je songeais à
l’avenir : essayer d’oublier Mme de Guermantes me
semblait affreux, mais raisonnable et, pour la première fois,
possible, facile peut-être. Dans le calme absolu de ce quartier,
j’entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir
de promeneurs à demi avinés qui rentraient. Je m’arrêtais pour les
voir, je regardais du côté où j’avais entendu le bruit. Mais
j’étais obligé d’attendre longtemps, car le silence environnant
était si profond qu’il avait laissé passer avec une netteté et une
force extrêmes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs
arrivaient non pas devant moi comme j’avais cru, mais fort loin
derrière. Soit que le croisement des rues, l’interposition des
maisons eussent causé par réfraction cette erreur d’acoustique,
soit qu’il soit très difficile de situer un son dont la place ne
nous est pas connue, je m’étais trompé, tout autant sur la
distance, que sur la direction.
Le vent grandissait. Il était tout hérissé et grenu d’une
approche de neige ; je regagnais la grand’rue et sautais dans
le petit tramway où de la plate-forme un officier qui semblait ne
pas les voir répondait aux saluts des soldats balourds qui
passaient sur le trottoir, la face peinturlurée par le froid ;
et elle faisait penser, dans cette cité que le brusque saut de
l’automne dans ce commencement d’hiver semblait avoir entraînée
plus avant dans le nord, à la face rubiconde que Breughel donne à
ses paysans joyeux, ripailleurs et gelés.
Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup
et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de
gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je
traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes
cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des
porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que
l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence
(digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme
en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui
s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à
l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement
dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine)
s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait
en tenant par le cou une volaille qui se débattait. Et dans la
grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant
d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à
un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et
l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des
poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des
pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors
d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les
déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt,
mais où – beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais –
ils s’entassaient inutilisés ; comme si leur profusion et la
précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup
plutôt qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré
scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par
des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique
et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fête par la
profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs. Un
d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un
dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait
assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé
notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin
d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui
n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus
par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les
ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace,
ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans
un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par
les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un
personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il
reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal
dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle
d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée.
Ajoutons qu’en raison sans doute des fêtes prochaines, à cette
figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier
dans un personnel de chérubins et de séraphins. Un jeune ange
musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans,
ne jouait à vrai dire d’aucun instrument, mais rêvassait devant un
gong ou une pile d’assiettes, cependant que des anges moins
enfantins s’empressaient à travers les espaces démesurés de la
salle, en y agitant l’air du frémissement incessant des serviettes
qui descendaient le long de leurs corps en formes d’ailes de
primitifs, aux pointes aiguës. Fuyant ces régions mal définies,
voilées d’un rideau de palmes, d’où les célestes serviteurs avaient
l’air, de loin, de venir de l’empyrée, je me frayai un chemin
jusqu’à la petite salle où était la table de Saint-Loup. J’y
trouvai quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui,
nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient
dès le collège flairé des amis et avec qui ils s’étaient liés
volontiers, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas, en principe,
hostiles aux bourgeois, fussent-ils républicains, pourvu qu’ils
eussent les mains propres et allassent à la messe. Dès la première
fois, avant qu’on se mît à table, j’entraînai Saint-Loup dans un
coin de la salle à manger, et devant tous les autres, mais qui ne
nous entendaient pas, je lui dis :
– Robert, le moment et l’endroit sont mal choisis pour vous
dire cela, mais cela ne durera qu’une seconde. Toujours j’oublie de
vous le demander au quartier ; est-ce que ce n’est pas
Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la
table ?
– Mais si, c’est ma bonne tante.
– Tiens, mais c’est vrai, je suis fou, je l’avais su
autrefois, je n’y avais jamais songé ; mon Dieu, vos amis
doivent s’impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien
une autre fois, cela n’a aucune importance.
– Mais si, marchez toujours, ils sont là pour attendre.
– Pas du tout, je tiens à être poli ; ils sont si
gentils ; vous savez, du reste, je n’y tiens pas
autrement.
– Vous la connaissez, cette brave Oriane ?
Cette « brave Oriane », comme il eût dit cette
« bonne Oriane », ne signifiait pas que Saint-Loup
considérât Mme de Guermantes comme particulièrement
bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples
renforcements de « cette », désignant une personne qu’on
connaît et dont on ne sait trop que dire avec quelqu’un qui n’est
pas de votre intimité. « Bonne » sert de hors-d’œuvre et
permet d’attendre un instant qu’on ait trouvé : « Est-ce
que vous la voyez souvent ? » ou « Il y a des mois
que je ne l’ai vue », ou « Je la vois mardi » ou
« Elle ne doit plus être de la première jeunesse ».
– Je ne peux pas vous dire comme cela m’amuse que ce soit
sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison
et j’ai appris sur elle des choses inouïes (j’aurais été bien
embarrassé de dire lesquelles) qui font qu’elle m’intéresse
beaucoup, à un point de vue littéraire, vous comprenez, comment
dirai-je, à un point de vue balzacien, vous qui êtes tellement
intelligent, vous comprenez cela à demi-mot ; mais finissons
vite, qu’est-ce que vos amis doivent penser de mon
éducation !
– Mais ils ne pensent rien du tout ; je leur ai dit
que vous êtes sublime et ils sont beaucoup plus intimidés que
vous.
– Vous êtes trop gentil. Mais justement, voilà :
Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais,
n’est-ce pas ?
– Je n’en sais rien ; je ne l’ai pas vue depuis l’été
dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis qu’elle
est rentrée.
– C’est que je vais vous dire, on m’a assuré qu’elle me
croit tout à fait idiot.
– Cela, je ne le crois pas : Oriane n’est pas un
aigle, mais elle n’est tout de même pas stupide.
– Vous savez que je ne tiens pas du tout en général à ce
que vous publiiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car
je n’ai pas d’amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des
choses aimables sur mon compte à vos amis (que nous allons
rejoindre dans deux secondes). Mais pour Mme de
Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, même avec un peu
d’exagération, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand
plaisir.
– Mais très volontiers, si vous n’avez que cela à me
demander, ce n’est pas trop difficile, mais quelle importance cela
peut-il avoir ce qu’elle peut penser de vous ? Je suppose que
vous vous en moquez bien ; en tout cas si ce n’est que cela,
nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons
seuls, car j’ai peur que vous vous fatiguiez à parler debout et
d’une façon si incommode, quand nous avons tant d’occasions d’être
en tête à tête.
C’était bien justement cette incommodité qui m’avait donné le
courage de parler à Robert ; la présence des autres était pour
moi un prétexte m’autorisant à donner à mes propos un tour bref et
décousu, à la faveur duquel je pouvais plus aisément dissimuler le
mensonge que je faisais en disant à mon ami que j’avais oublié sa
parenté avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me
poser sur mes motifs de désirer que Mme de Guermantes me
sût lié avec lui, intelligent, etc., des questions qui m’eussent
d’autant plus troublé que je n’aurais pas pu y répondre.
– Robert, pour vous si intelligent, cela m’étonne que vous
ne compreniez pas qu’il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir à
ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez n’importe quoi,
et même je tiendrais beaucoup à ce que vous me demandiez quelque
chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas
d’explications. Je vais plus loin que ce que je désire ; je ne
tiens pas à connaître Mme de Guermantes ; mais
j’aurais dû, pour vous éprouver, vous dire que je désirerais dîner
avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l’auriez
pas fait.
– Non seulement je l’aurais fait, mais je le ferai.
– Quand cela ?
– Dès que je viendrai à Paris, dans trois semaines, sans
doute.
– Nous verrons, d’ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux
pas vous dire comme je vous remercie.
– Mais non, ce n’est rien.
– Ne me dites pas cela, c’est énorme, parce que maintenant
je vois l’ami que vous êtes ; que la chose que je vous demande
soit importante ou non, désagréable ou non, que j’y tienne en
réalité ou seulement pour vous éprouver, peu importe, vous dites
que vous le ferez, et vous montrez par là la finesse de votre
intelligence et de votre cœur.
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