Ils étaient les neveux de l’ancien ambassadeur
que nous connaissions et que justement mon père avait rencontré
sous la voûte de l’escalier mais sans comprendre d’où il
venait ; car mon père pensait qu’un personnage aussi
considérable, qui s’était trouvé en relation avec les hommes les
plus éminents de l’Europe et était probablement fort indifférent à
de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guère fréquenter
ces nobles obscurs, cléricaux et bornés. Ils habitaient depuis peu
dans la maison ; Jupien étant venu dire un mot dans la cour au
mari qui était en train de saluer M. de Guermantes, l’appela
« M. Norpois », ne sachant pas exactement son nom.
– Ah ! monsieur Norpois, ah ! c’est vraiment
trouvé ! Patience ! bientôt ce particulier vous appellera
citoyen Norpois ! s’écria, en se tournant vers le baron, M. de
Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre
Jupien qui lui disait « Monsieur » et non « Monsieur
le Duc ».
Un jour que M. de Guermantes avait besoin d’un renseignement qui
se rattachait à la profession de mon père, il s’était présenté
lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque
service de voisin à lui demander, et dès qu’il l’apercevait en
train de descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et
désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes
d’écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de
son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de
chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne,
la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de
courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair
précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu’à
s’échapper, jusqu’au delà de la porte cochère. Il nous avait fait
de grands saluts un jour qu’il nous avait croisés au moment où il
sortait en voiture avec sa femme ; il avait dû lui dire mon
nom, mais quelle chance y avait-il pour qu’elle se le fût rappelé,
ni mon visage ? Et puis quelle piètre recommandation que
d’être désigné seulement comme étant un de ses locataires !
Une plus importante eût été de rencontrer la duchesse chez
Mme de Villeparisis qui justement m’avait fait demander
par ma grand’mère d’aller la voir, et, sachant que j’avais eu
l’intention de faire de la littérature, avait ajouté que je
rencontrerais chez elle des écrivains. Mais mon père trouvait que
j’étais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l’état
de ma santé ne laissait pas de l’inquiéter, il ne tenait pas à me
fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles.
Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes
causait beaucoup avec Françoise, j’entendis nommer quelques-uns des
salons où elle allait, mais je ne me les représentais pas : du
moment qu’ils étaient une partie de sa vie, de sa vie que je ne
voyais qu’à travers son nom, n’étaient-ils pas
inconcevables ?
– Il y a ce soir grande soirée d’ombres chinoises chez la
princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n’irons pas,
parce que, à cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour
aller passer deux jours chez le duc d’Aumale, mais c’est la femme
de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici.
Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a écrit plus
de quatre fois à Madame la Duchesse.
– Alors vous n’êtes plus pour aller au château de
Guermantes cette année ?
– C’est la première fois que nous n’y serons pas : à
cause des rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu’on
y retourne avant qu’il y ait un calorifère, mais avant ça tous les
ans on y était pour jusqu’en janvier. Si le calorifère n’est pas
prêt, peut-être Madame ira quelques jours à Cannes chez la duchesse
de Guise, mais ce n’est pas encore sûr.
– Et au théâtre, est-ce que vous y allez ?
– Nous allons quelquefois à l’Opéra, quelquefois aux
soirées d’abonnement de la princesse de Parme, c’est tous les huit
jours ; il paraît que c’est très chic ce qu’on voit : il
y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse n’a pas voulu prendre
d’abonnements mais nous y allons tout de même une fois dans une
loge d’une amie à Madame, une autre fois dans une autre, souvent
dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin
à Monsieur le Duc. C’est la sœur au duc de Bavière.
– Et alors vous remontez comme ça chez vous, disait le
valet de pied qui, bien qu’identifié aux Guermantes, avait
cependant des maîtres en général une notion politique qui
lui permettait de traiter Françoise avec autant de respect que si
elle avait été placée chez une duchesse. Vous êtes d’une bonne
santé, madame.
– Ah ! ces maudites jambes ! En plaine encore ça
va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues où
Françoise ne détestait pas de se promener, en un mot en terrain
plat), mais ce sont ces satanés escaliers. Au revoir, monsieur, on
vous verra peut-être encore ce soir.
Elle désirait d’autant plus causer encore avec le valet de pied
qu’il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un
titre de prince qu’ils gardent jusqu’à la mort de leur père. Sans
doute le culte de la noblesse, mêlé et s’accommodant d’un certain
esprit de révolte contre elle, doit, héréditairement puisé sur les
glèbes de France, être bien fort en son peuple. Car Françoise, à
qui on pouvait parler du génie de Napoléon ou de la télégraphie
sans fil sans réussir à attirer son attention et sans qu’elle
ralentît un instant les mouvements par lesquels elle retirait les
cendres de la cheminée ou mettait le couvert, si seulement elle
apprenait ces particularités et que le fils cadet du duc de
Guermantes s’appelait généralement le prince d’Oléron,
s’écriait : « C’est beau ça ! » et restait
éblouie comme devant un vitrail.
Françoise apprit aussi par le valet de chambre du prince
d’Agrigente, qui s’était lié avec elle en venant souvent porter des
lettres chez la duchesse, qu’il avait, en effet, fort entendu
parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec
Mlle d’Ambresac et que c’était presque décidé.
Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes
transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques
que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de
Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les
villégiatures où se rendait la duchesse, les fêtes quotidiennes que
le sillage de sa voiture reliaient à son hôtel. S’ils me disaient
qu’en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la
vie de Mme de Guermantes, ils ne m’apportaient sur elle
aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la
duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la
changer de mystère sans qu’elle laissât rien évaporer du sien, qui
se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un
vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait
déjeuner devant la Méditerranée à l’époque de Carnaval, mais, dans
la villa de Mme de Guise, où la reine de la société
parisienne n’était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de
nombreuses princesses, qu’une invitée pareille aux autres, et par
là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d’être renouvelée
comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d’un pas, vient
prendre successivement la place de chacune des ballerines ses
sœurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une
soirée de la princesse de Parme, écouter la tragédie ou l’opéra,
mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme nous localisons dans le corps d’une personne toutes les
possibilités de sa vie, le souvenir des êtres qu’elle connaît et
qu’elle vient de quitter, ou s’en va rejoindre, si, ayant appris
par Françoise que Mme de Guermantes irait à pied
déjeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi
descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de
laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au
soleil couchant, c’était tous les plaisirs du faubourg
Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume,
comme dans une coquille, entre ces valves glacées de nacre
rose.
Mon père avait au ministère un ami, un certain A. J.
Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de
toujours faire précéder son nom de ces deux initiales, de sorte
qu’on l’appelait, pour abréger, A. J. Or, je ne sais comment
cet A. J. se trouva possesseur d’un fauteuil pour une soirée
de gala à l’Opéra ; il l’envoya à mon père et, comme la Berma
que je n’avais plus vue jouer depuis ma première déception devait
jouer un acte de Phèdre, ma grand’mère obtint que mon père
me donnât cette place.
À vrai dire je n’attachais aucun prix à cette possibilité
d’entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m’avait causé
tant d’agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai
mon indifférence à ce que jadis j’avais préféré à la santé, au
repos. Ce n’est pas que fût moins passionné qu’alors mon désir de
pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité
qu’entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus
maintenant dans la diction d’une grande actrice ; depuis mes
visites chez Elstir, c’est sur certaines tapisseries, sur certains
tableaux modernes, que j’avais reporté la foi intérieure que
j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ;
ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux
attitudes de la Berma un culte incessant, le « double »
que je possédais d’eux, dans mon cœur, avait dépéri peu à peu comme
ces autres « doubles » des trépassés de l’ancienne Égypte
qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art
était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l’habitait
plus.
Au moment où, profitant du billet reçu par mon père, je montais
le grand escalier de l’Opéra, j’aperçus devant moi un homme que je
pris d’abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien ;
quand il tourna la tête pour demander un renseignement à un
employé, je vis que je m’étais trompé, mais je n’hésitai pas
cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la
manière non seulement dont il était habillé, mais encore dont il
parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre.
Car, malgré les particularités individuelles, il y avait encore à
cette époque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de
l’aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la
finance ou de la haute industrie, une différence très marquée.
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