Je comprenais
bien que ce qu’ils faisaient là n’était qu’un jeu, et que pour
préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est
pas ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en
vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et de
refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé
d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour à tour s’élève sur sa
pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ? peut-être au
moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce
ton d’ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous
des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvé
d’un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à
la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui,
lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux
résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à
vivre leur vraie vie et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la
même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une
cerise. » Et j’aurais écouté ce dialogue avec la même avidité
que telle scène du Mari de la Débutante, où l’absence de
poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je
suppose que Meilhac eût été mille fois capable d’y mettre, me
semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle,
et par là d’autant plus mystérieuse et plus instructive.
– Ce gros-là, c’est le marquis de Ganançay, dit d’un air
renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière
lui.
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros
œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement
dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public
de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des
visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par
moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les
spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait,
était en train de pondre ou respirait seulement. Personne
n’excitait en moi autant d’envie que lui, à cause de l’habitude
qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indifférence
avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des
bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux
yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces
moments-là, l’intelligence et l’amitié, mais qui, quand ils étaient
au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat
minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement,
incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains,
horizontaux et splendides. Cependant, parce que l’acte de
Phèdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse
vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-même
était une apparition de théâtre, dans la zone différente de lumière
qu’elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la
matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée, émergée, qui
n’appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d’être
une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque
merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en
Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je
vis que le doux nid d’alcyon qui protégeait tendrement la nacre
rose de ses joues était, douillet, éclatant et velouté, un immense
oiseau de paradis.
Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la
princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les
yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir à
quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater
sans mélancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions
d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire
que j’aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit
préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont
installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation
scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ; quand je tremblais
que quelque nuage (mauvaise disposition de l’artiste, incident dans
le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum
d’intensité ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les
meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théâtre
même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors
faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition
sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés
par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein
de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa
photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces
confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient
inséparables. Phèdre, la « Scène de la
Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte
d’existence absolue. Situées en retrait du monde de l’expérience
courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller
vers elles, je pénétrerais d’elles ce que je pourrais, et en
ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j’en absorberais encore
bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable !
l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance,
pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare pour
sortir, puisque au delà existait, d’une façon absolue, bonnes et
difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces
réalités plus solides, Phèdre, la manière dont disait la
Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l’art
dramatique desquelles on eût pu extraire alors une dose importante,
si l’on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute
du jour et peut-être de la nuit que ce fût, j’étais comme une pile
qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où
malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que
j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui
au loin semble faite d’azur et qui de près rentre dans notre vision
vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et
n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais
connaissance parce que j’étais là, les artistes étaient des gens de
même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux
possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus
une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers
plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de
vers français où ils étaient mêlés. J’en éprouvais un découragement
d’autant plus profond que si l’objet de mon désir têtu et agissant
n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie
fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une
impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour
où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau
d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où
j’avais dû partir pour Venise, à celui où j’étais allé entendre la
Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet
présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu
de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller
regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce
moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises
douloureuses. Je sentais par l’instabilité de son objet la vanité
de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n’avais
pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en
leur faisant remarquer qu’ils sont fatigués. En attendant, ma
songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à
elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés
d’un certain côté, concentrés autour d’un même rêve, j’aurais pu
reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle
j’aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle,
comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin
à Combray, était l’idée de perfection.
Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour les justes
intentions de tendresse ou de colère que j’avais remarquées alors
dans le débit et le jeu d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce n’est
pas que ces artistes – c’étaient les mêmes – ne cherchassent
toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une
inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes
une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations
commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un
rossignol, caresse » ; ou au contraire :
« Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle
pour tâcher de l’emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle,
extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix
naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité
ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de
phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altéré le
sentiment des vers récités.
De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur
péplum : « Soyez majestueux. » Mais les membres
insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps
qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer
l’insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière,
au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ;
et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale où
ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse
insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de
moi s’écria :
– Pas un applaudissement ! Et comme elle est
ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on
renonce dans ces cas-là.
Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens
qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa
fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne
pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succès, à la gloire, car la
Berma qui avait gagné tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant
toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitié auxquels elle ne
pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des
chasseurs qui couraient décommander dans les hôtels des
appartements retenus à l’avance et qu’elle ne venait jamais
occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits
à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus
considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait
trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de
l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était
une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait voué une haine
mortelle à la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scène. Et alors, ô
miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à
apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur,
après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que
les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les
retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant
nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui
m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence,
maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure
d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon
admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je
défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même,
le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient
Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse
capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le
talent de Mme Berma.
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