Madame la présidente était beaucoup trop orgueilleuse de la position de son mari, de la possession de la terre de Marville, et de ses invitations aux bals de la cour, pour ne pas être atteinte au vif par une semblable observation, surtout partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en bienfaitrice.

— Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces choses-là ?... dit vivement la présidente.

— On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque sèchement.

— C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer le débat.

— Ma petite cousine, j’ai l’esprit de connaître Lancret, Pater, Watteau, Greuze ; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère maman.

Ignorante et vaniteuse, madame de Marville ne voulait pas avoir l’air de recevoir la moindre chose de son pique-assiette, et son ignorance la servait admirablement, elle ne connaissait pas le nom de Watteau. Si quelque chose peut exprimer jusqu’où va l’amour-propre des collectionneurs, qui, certes, est un des plus vifs, car il rivalise avec l’amour-propre d’auteur, c’est l’audace que Pons venait d’avoir en tenant tête à sa cousine, pour la première fois depuis vingt ans. Stupéfait de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des branches de ce merveilleux éventail. Mais, pour être dans tout le secret de la trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.

A quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde, grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa physionomie dure et désagréable. Avec le temps, le blond de la chevelure avait tourné au châtain aigre. Les yeux, encore vifs et caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie contenue. En effet, la présidente se trouvait presque pauvre au milieu de la société de bourgeois parvenus où dînait Pons. Elle ne pardonnait pas au riche marchand droguiste, ancien président du tribunal de commerce, d’être devenu successivement député, ministre, comte et pair. Elle ne pardonnait pas à son beau-père de s’être fait nommer, au détriment de son fils aîné, député de son arrondissement, lors de la promotion de Popinot à la pairie. Après dix-huit ans de services à Paris, elle attendait encore pour Camusot la place de conseiller à la Cour de cassation, d’où l’excluait d’ailleurs une incapacité connue au Palais. Le ministre de la justice de 1844 regrettait la nomination de Camusot à la présidence, obtenue en 1834 ; mais on l’avait placé à la chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien juge d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts. Ces mécomptes, après avoir usé la présidente de Marville, qui ne s’abusait pas d’ailleurs sur la valeur de son mari, la rendaient terrible. Son caractère, déjà cassant, s’était aigri. Plus vieillie que vieille, elle se faisait âpre et sèche comme une brosse pour obtenir, par la crainte, tout ce que le monde se sentait disposé à lui refuser. Mordante à l’excès, elle avait peu d’amies. Elle imposait beaucoup, car elle s’était entourée de quelques vieilles dévotes de son acabit qui la soutenaient à charge de revanche. Aussi les rapports du pauvre Pons avec ce diable en jupons étaient-ils ceux d’un écolier avec un maître qui ne parle que par férules. La présidente ne s’expliquait donc pas la subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.

— Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda Cécile en examinant le bijou.

— Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un château qu’on a dépecé près de Dreux. Aulnay, un château que madame de Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars ; on en a sauvé les plus splendides boiseries que l’on connaisse ; elles sont si belles que Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé, comme nec-plus-ultra de l’art, deux cadres ovales pour modèles... Il y avait là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un bonheur-du-jour en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais collection de ces œuvres-là ; mais c’est inabordable ! un meuble de Reisener vaut de trois à quatre mille francs ! On commence à reconnaître à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles ont composé de véritables tableaux en bois. Le mérite du collectionneur est de devancer la mode. Tenez ! d’ici à cinq ans, on payera à Paris les porcelaines de Frankenthal, que je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte tendre de Sèvres.

— Qu’est-ce que le Frankenthal ? dit Cécile.

— C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin ; elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur d’exister avant ceux de Versailles. Sèvres a beaucoup copié Frankenthal.. Les Allemands, il faut leur rendre cette justice, ont fait, avant nous, d’admirables choses en Saxe et dans le Palatinat.

La mère et la fille se regardaient comme si Pons leur eût parlé chinois, car on ne peut se figurer combien les Parisiens sont ignorants et exclusifs ; ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils veulent l’apprendre.

— Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal ?

— Et la signature ! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants chefs-d’œuvre sont signés. Le Frankenthal porte un C et un T (Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince.