C’est un refus déguisé. On ne veut pas nous donner un jeune homme dont la mère est morte, et qui jouit déjà de trente mille francs de rente, en attendant la fortune du père. Aussi, devez-vous nous pardonner notre mauvaise humeur, cher cousin : vous êtes arrivé en pleine crise.

Au moment où Pons cherchait une de ces complimenteuses réponses qui lui venaient toujours trop tard chez les amphitryons dont il avait peur, Madeleine entra, remit un petit billet à la présidente, et attendit une réponse. Voici ce que contenait le billet :

 

« Si nous supposions, ma chère maman, que ce petit mot nous est envoyé du Palais par mon père qui te dirait d’aller dîner avec moi chez son ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot. »

 

— Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché ? demanda vivement la présidente.

— Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche Madeleine.

Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.

— Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.

Madeleine une fois sortie, la présidente regarda le cousin Pons avec cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du vinaigre et du lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.

— Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous, car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner... Vous concevez que nous sommes sans aucune gêne ensemble. Agissez ici comme si vous étiez chez vous. Vous voyez la franchise dont j’use avec vous pour qui je n’ai pas de secret... Vous ne voudriez pas faire manquer le mariage de ce petit ange ?

— Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari ; mais dans le cercle où je vis...

— Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente. Ainsi, vous restez ? Cécile vous tiendra compagnie pendant que je m’habillerai.

— Oh ! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.

Quoique cruellement affecté de la manière dont s’y prenait la présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.

— Mais pourquoi ?... le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.

En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa cousine et alla reprendre son spencer. La porte de la chambre à coucher de Cécile qui donnait dans le petit salon était entre-bâillée, en sorte qu’en regardant devant lui dans une glace, Pons aperçut la jeune fille prise d’un fou rire, parlant à sa mère par des coups de tête et des mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste. Pons descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes : il se voyait chassé de cette maison, sans savoir pourquoi. — Je suis trop vieux maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la pauvreté, deux laides choses. Je ne veux plus aller nulle part sans invitation. Mot héroïque !...

La porte de la cuisine située au rez-de-chaussée, en face de la loge du concierge, restait souvent ouverte, comme dans les maisons occupées par les propriétaires, et dont la porte cochère est toujours fermée ; le bonhomme put donc entendre les rires de la cuisinière et du valet de chambre, à qui Madeleine racontait le tour joué à Pons, car elle ne supposa point que le bonhomme évacuerait la place si promptement. Le valet de chambre approuvait hautement cette plaisanterie envers un habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu aux étrennes !

— Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres au jour de l’an...

— Hé ! comment le saurait-il ? dit le valet de chambre en réponse à la cuisinière.

— Bah ! reprit Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce que cela nous fait ? Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où il dîne, qu’on le chassera de partout.

En ce moment le vieux musicien cria : « Le cordon s’il vous plaît ! » à la portière. Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la cuisine.

— Il écoutait, dit le valet de chambre.

— Hé bien ! tant pire, ou plutôt tant mieux, répliqua Madeleine, c’est un rat fini.

Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine, entendit encore ce dernier mot. Il revint chez lui par les boulevards dans l’état où serait une vieille femme après une lutte acharnée avec des assassins. Il marchait, en se parlant à lui-même avec une vitesse convulsive, car l’honneur saignant le poussait comme une paille emportée par un vent furieux. Enfin, il se trouva sur le boulevard du Temple à cinq heures, sans savoir comment il y était venu ; mais, chose extraordinaire, il ne se sentit pas le moindre appétit.

Maintenant, pour comprendre la révolution que le retour de Pons à cette heure allait produire chez lui, les explications promises sur madame Cibot sont ici nécessaires.

La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut se croire en province : l’herbe y fleurit, un passant y fait événement, et tout le monde s’y connaît. Les maisons datent de l’époque où, sous Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée à la France. L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce plan. Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation. La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre cour et jardin ; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de la vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle. Les deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel. Cette double maison appartenait à monsieur Pillerault, un octogénaire, qui en laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers depuis vingt-six ans. Or, comme on ne donne pas des émoluments assez forts à un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le sieur Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur chaque voie de bois, les ressources de son industrie personnelle ; il était tailleur, comme beaucoup de concierges. Avec le temps, Cibot avait cessé de travailler pour les maîtres tailleurs ; car, par suite de la confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier, il jouissait du privilége inattaqué de faire les raccommodages, les reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre de trois rues. La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre. Aussi le ménage Cibot passait-il pour un des plus heureux parmi messieurs les concierges de l’arrondissement.

Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour.