Les lèvres étaient
légèrement entr’ouvertes et semblaient faites pour une douce
musique et, dans ses yeux rêveurs, on lisait les étonnements de la
plus tendre pureté virginale.
Moulée dans son costume de crêpe de chine(NB: En français
dans le texte.) moelleux, un grand éventail de feuillage à la
main, on eût dit une de ces délicates petites figurines qu’on a
trouvées dans les bois d’oliviers qui avoisinent Tanagra, et il y
avait dans sa pose et dans son attitude quelques traits de la grâce
grecque.
Pourtant, elle n’était pas petite(NB: En français dans le
texte.)].
Elle était simplement parfaitement proportionnée, chose rare à
son âge où tant de femmes sont ou plus grande que nature ou
insignifiantes.
En la contemplant en ce moment, lord Arthur fut rempli de cette
terrible pitié qui naît de l’amour. Il sentit que l’épouser, avec
le fatum du meurtre suspendu sur sa tête, serait une
trahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceux
qu’ont jamais rêvés les Borgia.
Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment il
pourrait être appelé à accomplir l’épouvantable prophétie écrite
dans sa main ? Quelle vie mènerait-il aussi longtemps que le
destin tiendrait cette terrible fortune dans ses
balances ?
À tout prix, il fallait retarder le mariage. Il y était tout à
fait résolu.
Bien qu’il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seul
contact de ses doigts quand ils étaient assis l’un près de l’autre
fît tressaillir tous les nerfs de son corps d’une joie exquise, il
n’en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eut
pleine conscience de ce fait qu’il n’avait pas le droit de
l’épouser jusqu’à ce qu’il eût commis le meurtre.
Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec Sybil
Merton et remettre sa vie aux mains de la femme qu’il aimait, sans
crainte de mal agir.
Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu’elle
n’aurait jamais à courber sa tête sous la honte.
Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt serait
le mieux pour tous deux.
Bien des gens dans sa situation auraient préféré le sentier
fleuri du plaisir aux montées escarpées du devoir mais lord
Arthur était trop consciencieux pour placer le plaisir au-dessus
des principes.
Dans son amour, il n’y avait plus qu’une simple passion et Sybil
était pour lui le symbole de tout ce qu’il y a de bon et de
noble.
Un moment, il éprouva une répugnance naturelle contre l’œuvre
qu’il était appelé à accomplir, mais bientôt cette impression
s’effaça. Son cœur lui dit que ce n’était pas un crime, mais un
sacrifice : sa raison lui rappela que nulle autre issue ne lui
était ouverte. Il fallait qu’il choisisse entre vivre pour lui et
vivre pour les autres et, si terrible, sans nul doute, que fût la
tâche qui s’imposait à lui, pourtant il savait qu’il ne devait pas
laisser l’égoïsme triompher de l’amour tôt ou tard, chacun de
nous est appelé à résoudre ce même problème : la même question
est posée à chacun de nous.
Pour lord Arthur, elle se posa de bonne heure dans la vie, avant
que son caractère ait été entamé par le cynisme, qui calcule, de
l’âge mûr, ou que son cœur fût corrodé par l’égoïsme superficiel et
élégant de notre époque, et il n’hésita pas à faire son devoir.
Heureusement pour lui aussi, il n’était pas un simple rêveur, un
dilettante oisif. S’il eût été tel, il eût hésité comme Hamlet et
permis que l’irrésolution ruinât son dessein. Mais il était
essentiellement pratique. Pour lui, la vie c’était l’action, plutôt
que la pensée.
Il possédait ce don rare entre nous, le sens commun.
Les sensations cruelles et violentes de la soirée de la veille
s’étaient maintenant tout à fait effacées et c’était presque avec
un sentiment de honte qu’il songeait à sa marche folle, de rue en
rue, à sa terrible agonie émotionnelle.
La sincérité même de ses souffrances les faisait maintenant
passer à ses yeux pour inexistantes.
Il se demandait comment il avait pu être assez fou pour déclamer
et extravaguer contre l’inévitable.
La seule question, qui paraissait le troubler, était comment il
viendrait à bout de sa tâche, car il n’avait pas les yeux fermés à
ce fait que le meurtre, comme les religions du monde païen, exige
une victime, aussi bien qu’un prêtre.
N’étant pas un génie, il n’avait pas d’ennemis, et, d’ailleurs,
il sentait que ce n’était pas le lieu de satisfaire quelque rancune
ou quelque haine personnelles la mission dont il était chargé
était d’une grande et grave solennité.
En conséquence, il dressa une liste de ses amis et de ses
parents sur un feuillet de bloc-notes et, après un soigneux examen,
se décida en faveur de lady Clementina Beauchamp, une chère vieille
dame qui habitait Curzon Street et était sa propre cousine au
second degré du côté de sa mère.
Il avait toujours aimé lady Clem, comme tout le monde
l’appelait, et comme il était riche lui-même, ayant pris possession
de toute la fortune de lord Rugby, lors de sa majorité, il n’était
pas possible qu’il résultât pour lui de sa mort quelque méprisable
avantage d’argent.
En réalité, plus il pensait à la question, plus lady Clem lui
paraissait la personne qu’il convenait de choisir, et songeant que
tout délai était une mauvaise action à l’égard de Sybil, il se
résolut à s’occuper tout de suite de ses préparatifs.
La première chose à faire, certes, c’était de régler le
chiromancien.
Il s’assit donc devant un petit bureau de Sheraton, qui était
devant la fenêtre, et remplit un chèque de 100 livres payable à
l’ordre de Mr Septimus Podgers. Puis, le mettant dans une
enveloppe, il dit à son domestique de le porter à West Moon
Street.
Il téléphona ensuite à ses écuries d’atteler son coupé et
s’habilla pour sortir.
Comme il quittait sa chambre, il jeta un regard à la
photographie de Sybil Merton et jura que, quoi qu’il arrivât, il
lui laisserait toujours ignorer ce qu’il faisait pour l’amour
d’elle et qu’il garderait le secret de son sacrifice à jamais
enseveli dans son cœur.
Dans sa route pour Buckingham Club, il s’arrêta chez une
fleuriste et envoya à Sybil une belle corbeille de narcisses aux
jolis pétales blancs et aux pistils ressemblant à des yeux de
faisan.
En arrivant au club, il se rendit tout droit à la bibliothèque,
sonna la clochette et demanda au garçon de lui apporter un soda
citron et un livre de toxicologie.
Il avait définitivement arrêté que le poison était le meilleur
instrument à adopter pour son ennuyeuse besogne.
Rien ne lui déplaisait autant qu’un acte de violence personnelle
et, en outre, il était très soucieux de ne tuer lady Clementina par
aucun moyen qui pût attirer l’attention publique, car il avait en
horreur l’idée de devenir lion du jour chez lady Windermere ou de
voir son nom figurer dans les entrefilets des journaux que lisent
les gens du commun.
Il avait aussi à tenir compte du père et de la mère de Sybil qui
appartenaient à un monde un peu démodé et pourraient s’opposer au
mariage s’il se produisait quelque chose d’analogue à un scandale,
bien qu’il fût assuré que s’il leur faisait connaître tous les
faits de la cause, ils seraient les premiers à apprécier les motifs
qui lui dictaient sa conduite.
Il avait donc toute raison pour se décider en faveur du poison.
Il était sans danger, sûr, sans bruit. Il agissait sans nul besoin
de scènes pénibles pour lesquelles, comme beaucoup d’Anglais, il
avait une aversion enracinée.
Cependant, il ne connaissait absolument rien de la science des
poisons et, comme le valet de pied semblait tout à fait incapable
de trouver dans la bibliothèque autre chose que Ruff’s
Guide et le Baily’s Magazine, il examina lui-même les
rayons chargés de livres et finit par mettre la main sur une
édition très bien reliée de la Pharmacopée et un exemplaire
de la Toxicologie d’Erskine, édité par Mathew Reid,
président du Collège royal des médecins et l’un des plus anciens
membres du Buckingham Club, où il fut jadis élu par confusion avec
un autre candidat, contretemps qui avait si fort mécontenté le
comité que lorsque le personnage réel se présenta, il le blackboula
à l’unanimité.
Lord Arthur fut très fort déconcerté par les termes techniques
employés par les deux livres.
Il se prenait à regretter de n’avoir pas accordé plus
d’attention à ses études à Oxford, quand, dans le second volume
d’Erskine, il trouva un exposé très intéressant et très complet des
propriétés de l’aconit, écrit dans l’anglais le plus clair.
Il lui parut que c’était tout à fait le poison qu’il lui
fallait.
Il était prompt, c’est-à-dire presque immédiat dans ses
effets.
Il ne causait pas de douleurs et pris sous la forme d’une
capsule de gélatine, mode d’emploi recommandé par sir Mathew, il
n’avait rien de désagréable au goût.
En conséquence, il prit note sur son plastron de chemise de la
dose nécessaire pour amener la mort, remit les livres en place et
remonta Saint-James Street jusque chez Pestle et Humbey, les grands
pharmaciens.
Mr Pestle, qui servait toujours en personne ses clients de
l’aristocratie, fut fort surpris de la commande et, d’un ton très
déférent, murmura quelque chose sur la nécessité d’une ordonnance
du médecin. Cependant, aussitôt que lord Arthur lui eut expliqué
que c’était pour l’administrer à un grand chien de Norvège dont il
était obligé de se défaire parce qu’il montrait des symptômes de
rage et qu’il avait deux fois tenté de mordre son cocher au gras de
la jambe, il parut pleinement satisfait, félicita lord Arthur de
son étonnante connaissance de la toxicologie et exécuta
immédiatement la prescription.
Lord Arthur mit la capsule dans une jolie bonbonnière(NB: En
français dans le texte.) d’argent qu’il vit à une vitrine de
boutique de Bond Street, jeta la vilaine boîte de Pestle et Humbey
et alla droit chez lady Clementina.
– Eh bien ! monsieur le mauvais sujet(NB: En français
dans le texte.) , lui cria la vieille dame comme il entrait
dans son salon, pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir tous ces
temps-ci ?
– Ma chère lady Clem, je n’ai jamais un moment à moi, répliqua
lord Arthur avec un sourire.
– Je suppose que vous voulez dire que vous passez toutes vos
journées avec miss Sybil Merton à acheter des chiffons(NB: En
français dans le texte.) et à dire des bêtises. Je ne puis
comprendre pourquoi les gens font tant d’embarras pour se marier.
De mon temps, nous n’aurions jamais rêvé de tant nous afficher et
de tant parader, en public et en particulier, pour une chose de ce
genre.
– Je vous assure que je n’ai pas vu Sybil depuis vingt-quatre
heures, lady Clem. Autant que je sache, elle appartient entièrement
à ses couturières.
– Parbleu ! Et c’est là la seule raison qui vous amène chez
une vieille femme laide comme moi. Je m’étonne que vous autres
hommes vous ne sachiez pas prendre congé. On a fait des folies
pour moi(NB: En français dans le texte.) et me voici pauvre
créature rhumatisante avec un faux chignon et une mauvaise
santé ! Eh bien ! si ce n’était cette chère lady Jansen
qui m’envoie les pires romans français qu’elle peut trouver, je ne
sais plus ce que je pourrais faire de mes journées. Les médecins ne
servent guère qu’à tirer des honoraires de leurs clients. Ils ne
peuvent même pas guérir ma maladie d’estomac.
– Je vous ai apporté un remède pour elle, lady Clem, fit
gravement lord Arthur. C’est une chose merveilleuse inventée par un
Américain.
– Je ne crois pas que j’aime les inventions américaines. Je suis
même certaine de ne pas les aimer. J’ai lu dernièrement quelques
romans américains et c’étaient de vraies insanités.
– Oh ! ici il n’y a pas du tout d’insanité, lady Clem. Je
vous assure que c’est un remède radical. Il faut me promettre de
l’essayer.
Et lord Arthur tira de sa poche la petite bonbonnière et la
tendit à lady Clementina.
– Mais cette bonbonnière est délicieuse, Arthur. C’est un vrai
cadeau. Voilà qui est vraiment gentil de votre part… Et voici le
remède merveilleux… Cela a tout l’air d’un bonbon. Je vais le
prendre immédiatement.
– Dieu du ciel, lady Clem ! se récria lord Arthur
s’emparant de sa main, il ne faut rien faire de semblable. C’est de
la médecine homéopathique. Si vous la prenez sans avoir mal à
l’estomac, cela ne vous fera aucun bien. Attendez d’avoir une crise
et alors ayez-y recours. Vous serez surprise du résultat.
– J’aurai aimé prendre cela tout de suite, dit lady Clementina
en regardant à la lumière la petite capsule transparente avec sa
bulle flottante d’aconitine liquide. Je suis sûre que c’est
délicieux.
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