Combien est vraie, ma tante, votre
idée qu’avec leur rang dans la vie ils voudraient porter ce qui ne
leur sied pas. Je dois dire que leur souci du costume est absurde
quand ils ont tant d’autres graves soucis dans ce monde et dans
l’autre.
« Je suis bien heureuse que votre popeline à fleurs aille si
bien et que votre dentelle ne soit pas déchirée. Mercredi, je
porterai chez l’évêque le satin jaune dont vous m’avez si
gracieusement fait don et je crois qu’il fera le meilleur
effet.
« Avez-vous des nœuds ou non ? Jennings dit que maintenant
tout le monde porte des nœuds et que les chemisettes se font à
jabot.
« Reggie vient d’avoir une nouvelle explosion. Papa a ordonné de
transporter l’horloge à l’écurie. Je ne crois pas que papa
l’apprécie autant qu’au premier moment, bien qu’il soit très flatté
d’avoir reçu un présent si gentil et si ingénieux. Cela prouve
qu’on lit ses sermons et qu’on en tire profit.
«Papa vous envoie ses amitiés, James, Reggie et Maria s’unissent
à lui, espérant que la goutte de l’oncle Cécil va mieux.
« Croyez-moi, ma chère tante, votre nièce affectionnée
« JANE PERCY
« P. S. Répondez-moi au sujet des nœuds. Jennings soutient avec
insistance qu’ils sont à la mode. »
Lord Arthur regarda la lettre d’un air si sérieux et si
malheureux que la duchesse éclata de rire.
– Mon cher Arthur, lui déclara t-elle, je ne vous montrerai plus
une lettre de jeune fille ! Mais que dire de cette
pendule ? Cela me semble une invention vraiment curieuse et
j’aimerai en avoir une semblable.
– Je n’ai pas grande confiance dans ces horloges, dit lord
Arthur avec son sourire triste.
Et, après avoir embrassé sa mère, il quitta la pièce.
En arrivant au haut de l’escalier, il se jeta sur un fauteuil
et, ses yeux se remplirent de larmes.
Il avait fait de son mieux pour commettre le meurtre, mais en
deux occasions ses tentatives avaient échoué, et cela, sans qu’il y
eût de sa faute. Il avait essayé de faire son devoir, mais il
semblait que la destinée le trahissait.
Il était accablé par le sentiment de la stérilité des bonnes
intentions, de l’inutilité des efforts pour une belle action.
Peut-être eût-il mieux valu rompre le mariage. Sybil aurait
souffert, c’est vrai mais la souffrance ne ruine pas un
caractère aussi noble que le sien.
Quant à lui, qu’importait ! Il y a toujours quelque guerre
où un homme peut se faire tuer, quelque cause à laquelle un homme
peut donner sa vie, et si la vie n’avait pas de plaisir pour lui,
la mort ne l’effrayait pas.
Que la destinée ourdisse son sort à sa guise ! Il ne ferait
rien pour la conjurer.
À sept heures et demie passées, il s’habilla et se rendit au
club.
Sorbiton y était, avec une société de jeunes gens, et lord
Arthur fut obligé de dîner avec eux. Leur conversation banale,
leurs lazzis oiseux ne l’intéressaient pas et, sitôt que le café
fut servi, il les quitta, inventant le prétexte d’un rendez-vous
pour expliquer sa retraite.
Comme il sortait du club, le laquais de service à la porte lui
remit une lettre.
Elle était d’Herr Winckelkopf, qui l’invitait à venir, le
lendemain soir, voir un parapluie explosif qui éclatait aussitôt
qu’on l’ouvrait. C’était le dernier mot des inventeurs. Le
parapluie venait d’arriver de Genève.
Lord Arthur déchira la lettre en menus fragments. Il était
déterminé à ne plus avoir recours à de nouvelles tentatives.
Puis, il s’en alla errer le long des quais de la Tamise et,
pendant des heures, il demeura assis près du fleuve.
La lune se montra à travers un voile de nuages fauves, comme un
œil de lion derrière une crinière, et d’innombrables étoiles
pailletèrent l’abîme des cieux, comme la poussière d’or qu’on a
semée sur un dôme pourpre.
À certains moments, un bateau se balançait sur le fleuve
bourbeux et poursuivait sa route dérivant au gré du courant.
Les signaux du chemin de fer, de verts, devenaient rouges, à
mesure que les trains traversaient le pont avec des sifflements
aigus.
Un peu plus tard, minuit tomba avec un bruit lourd de la petite
tour de Westminster, et, à chaque coup de la cloche sonore, la nuit
sembla trembler.
Puis, les lumières du chemin de fer s’éteignirent. Une lampe
solitaire continua seule à briller comme un grand rubis sur un mat
gigantesque, et la rumeur de la cité s’éteignit.
À deux heures, lord Arthur se leva et flâna du côté de
Blackfriars.
Que tout lui paraissait irréel, semblable à un rêve
étrange !
De l’autre côté de la rivière, les maisons semblaient immerger
des ténèbres. On eût dit que l’argent et l’ombre avaient modelé le
monde à nouveau.
L’énorme dôme de Saint-Paul s’esquissait comme une bulle à
travers l’atmosphère noirâtre.
Comme il approchait de l’Aiguille de Cléopâtre, lord Arthur vit
un homme penché sur le parapet et quand il s’approcha, la lumière
du réverbère tombant en plein sur son visage, il le reconnut.
C’était Mr Podgers.
Nul n’eût pu oublier le visage gras et flasque, les lunettes
d’or, le faible sourire maladif, la bouche sensuelle du
chiromancien.
Lord Arthur s’arrêta.
Une idée l’illumina soudain, comme un éclair.
Il se glissa doucement vers Mr Podgers.
En une seconde il le saisit par les jambes et le jeta dans la
Tamise.
Un grossier juron, un clapotis d’éclaboussures, et ce fut
tout.
Lord Arthur regarda avec anxiété la surface du fleuve, mais il
ne put rien voir du chiromancien que son petit chapeau qui
pirouettait dans un tourbillon d’eau argentée par le clair de lune.
Au bout de quelques minutes, le chapeau coula à son tour, et plus
aucune trace de Mr Podgers ne demeura visible.
Un instant, lord Arthur crut qu’il apercevait une grosse
silhouette déformée qui s’élançait sur l’escalier près du pont, et
un affreux sentiment d’échec s’empara de lui, mais bientôt cette
image s’accentua en reflet, et quand la lune brilla de nouveau,
après s’être dégagée des nuages, elle finit par disparaître.
Alors il lui sembla qu’il avait réalisé les décrets du destin.
Il poussa un profond soupir de soulagement et le nom de Sybil monta
à ses lèvres.
– Avez-vous laissé tomber quelque chose dans l’eau,
monsieur ? dit soudain une voix derrière lui.
Il se retourna brusquement et vit un policeman avec une
lanterne œil-de-bœuf.
– Rien qui vaille, sergent, répondit-il en souriant.
Et, hélant un fiacre qui passait, il sauta dedans et ordonna au
cocher de le conduire à Belgrave Square.
Les quelques jours qui suivirent, il fut alternativement joyeux
et inquiet.
Il y avait des moments où il s’attendait presque à voir Mr
Podgers entrer dans sa chambre et, pourtant, d’autres fois, il
sentait que la fortune ne pouvait être aussi injuste à son
égard.
Deux fois, il se rendit à l’adresse du chiromancien à West Moon
Street, mais il ne put prendre sur lui de faire tinter la
sonnette.
Il languissait d’avoir une certitude et il la redoutait.
À la fin, elle vint.
Il était assis dans le fumoir du club. Il prenait du thé, en
écoutant avec un peu d’ennui Surbiton qui lui rendait compte de la
dernière opérette de la Gaîté, quand le valet de pied apporta les
journaux du soir.
Il prit la Gazette de Saint-James et il en feuilletait
les pages d’un air distrait quand ce titre singulier frappa ses
yeux.
SUICIDE D’UN CHIROMANCIEN
Il devint pâle d’émotion et se mit à lire.
L’entrefilet était ainsi conçu.
« Hier matin, à 7 heures, le corps de Mr Septimus R. Podgers,
le célèbre chiromancien, a été rejeté sur le rivage à Greenwich en
face du Ship Hotel.
« Le malheureux gentleman avait disparu depuis quelques jours
et les milieux de la chiromancie éprouvaient de grandes inquiétudes
à son égard.
« On suppose qu’il s’est suicidé sous l’influence d’un
dérangement momentané de ses facultés mentales causé par le
surmenage, et le jury du coroner a rendu, à cet effet, un verdict
conforme cet après-midi.
« Mr Podgers venait de terminer un traité complet relatif à
la main humaine. Cet ouvrage sera prochainement publié et
soulèvera, sans nul doute, beaucoup de curiosité.
« Le défunt avait 65 ans et ne paraît pas laisser de famille.
»
Lord Arthur s’élança hors du club, le journal à la main, au
grand ahurissement du laquais chargé de la conciergerie, qui essaya
vainement de l’arrêter.
Il courut droit à Park Lane.
Sybil, qui était à sa fenêtre, le vit arriver et quelque chose
lui dit qu’il apportait de bonnes nouvelles. Elle courut à sa
rencontre et, quand elle regarda son visage, elle comprit que tout
allait bien.
– Ma chère Sybil, s’écria lord Arthur, marions-nous
demain !
– Jeune fou, et le gâteau nuptial qui n’est même pas
commandé ! répliqua Sybil en riant au milieu de ses
larmes.
Chapitre 6
Quand le mariage eut lieu, environ trois semaines plus tard,
Saint-Peter fut envahi d’une vraie cohue de gens du meilleur
monde.
Le service fut lu d’une façon très émouvante par le doyen de
Chichester et tout le monde était d’accord pour reconnaître qu’on
n’avait jamais vu de plus beau couple que le marié et la
mariée.
Ils étaient plus que beaux, car ils étaient heureux.
Jamais lord Arthur ne regretta ce qu’il avait souffert pour
l’amour de Sybil, tandis qu’elle, de son côté, lui donnait les
meilleures choses qu’une femme peut donner à un homme, le respect,
la tendresse et l’amour.
Pour eux, la réalité ne tua pas le roman.
Ils conservèrent toujours la jeunesse des sentiments.
Quelques années plus tard, quand deux beaux enfants leur furent
nés, lady Windermere vint leur rendre une visite à Alton Priory –
un vieux domaine aimé qui avait été le cadeau de noces du duc à son
fils – et un après-midi qu’elle était assise, près de lady Arthur,
sous un tilleul dans le jardin, regardant le garçonnet et la
fillette qui jouaient à se promener par le parterre de roses comme
des rayons de soleil incertains, elle prit soudain les mains de son
hôtesse dans les siennes et lui dit :
– Êtes-vous heureuse, Sybil ?
– Chère lady Windermere, certes oui, je suis heureuse ! Et
vous, ne l’êtes-vous pas ?
– Je n’ai pas le temps de l’être, Sybil. J’ai toujours aimé la
dernière personne qu’on me présentait, mais d’ordinaire, dès que je
connais quelqu’un, j’en suis lasse.
– Vos lions ne vous donnent-ils plus de satisfaction, lady
Windermere ?
– Oh ! ma chère, les lions ne sont bons qu’une
saison ! Sitôt qu’on leur a coupé la crinière, ils deviennent
les créatures les plus assommantes du monde. En outre, si vous êtes
vraiment gentille avec eux, ils se conduisent très mal avec vous.
Vous souvenez-vous de cet horrible Mr Podgers ? C’était un
affreux imposteur. Naturellement, je ne m’en suis pas aperçue tout
d’abord et même quand il avait besoin d’emprunter de l’argent, je
lui en ai donné, mais je ne pouvais supporter qu’il me fît la cour.
Il m’a vraiment fait haïr la chiromancie. Actuellement, c’est la
télépathie qui me charme. C’est bien plus amusant.
– Il ne faut rien dire ici contre la chiromancie, lady
Windermere. C’est le seul sujet dont Arthur n’aime pas qu’on rie,
je vous assure que, là-dessus, ses idées sont tout à fait
arrêtées !
– Vous ne voulez pas dire qu’il y croit, Sybil ?
– Demandez-le lui, lady Windermere. Le voici.
Lord Arthur arrivait, en effet, à travers le jardin, un grand
bouquet de roses jaunes à la main et ses deux enfants dansant
autour de lui.
– Lord Arthur ?
– À vos ordres, lady Windermere.
– Vraiment, oserez-vous me dire que vous croyez à la
chiromancie.
– Certes oui, fit le jeune homme en souriant.
– Et pourquoi ?
– Parce que je lui dois tout le bonheur de ma vie, murmura-t-il
en se laissant tomber dans un fauteuil d’osier.
– Mon cher lord Arthur, que voulez-vous dire par là ?
– Sybil, répondit-il en tendant les roses à sa femme et en la
regardant dans ses yeux violets.
– Quelle stupidité ! s’écria lady Windermere. De ma vie, je
n’ai jamais entendu stupidité pareille !
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