Les épaules fortes et nerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux, étaient déjà voûtées ; et, sous ce buste excessivement développé s’agitaient des jambes grêles, assez mal emmanchées à des cuisses courtes. Les mains maigres et velues montraient les doigts crochus des gens habitués à compter des écus. Les plis du visage allaient des pommettes à la bouche par sillons égaux comme chez tous les gens occupés d’intérêts matériels. L’habitude des décisions rapides se voyait dans la manière dont les sourcils étaient rehaussés vers chaque lobe du front. Quoique sérieuse et serrée, la bouche annonçait une bonté cachée, une âme excellente, enfouie sous les affaires, étouffée peut-être, mais qui pouvait renaître au contact d’une femme. A cette apparition, le cœur de Véronique se contracta violemment, il lui passa du noir devant les yeux ; elle crut avoir crié ; mais elle était restée muette, le regard fixe.
— Véronique, voici monsieur Graslin, lui dit alors le vieux Sauviat.
Véronique se leva, salua, retomba sur sa chaise, et regarda sa mère qui souriait au millionnaire, et qui paraissait, ainsi que Sauviat, si heureuse, mais si heureuse que la pauvre fille trouva la force de cacher sa surprise et sa violente répulsion. Dans la conversation qui eut lieu, il fut question de la santé de Graslin. Le banquier se regarda naïvement dans le miroir à tailles onglées et à cadre d’ébène. « — Je ne suis pas beau, mademoiselle, dit-il. » Et il expliqua les rougeurs de sa figure par sa vie ardente, il raconta comment il désobéissait aux ordres de la médecine, il se flatta de changer de visage dès qu’une femme commanderait dans son ménage, et aurait plus soin de lui que lui-même.
— Est-ce qu’on épouse un homme pour son visage, pays ! dit le vieux ferrailleur en donnant à son compatriote une énorme tape sur la cuisse.
L’explication de Graslin s’adressait à ces sentiments naturels dont est plus ou moins rempli le cœur de toute femme. Véronique pensa qu’elle-même avait un visage détruit par une horrible maladie, et sa modestie chrétienne la fit revenir sur sa première impression. En entendant un sifflement dans la rue, Graslin descendit suivi de Sauviat inquiet. Tous deux remontèrent promptement. Le garçon de peine apportait un premier bouquet de fleurs, qui s’était fait attendre. Quand le banquier montra ce monceau de fleurs exotiques dont les parfums envahirent la chambre et qu’il l’offrit à sa future, Véronique éprouva des émotions bien contraires à celles que lui avait causées le premier aspect de Graslin, elle fut comme plongée dans le monde idéal et fantastique de la nature tropicale. Elle n’avait jamais vu de camélias blancs, elle n’avait jamais senti le cytise des Alpes, la citronnelle, le jasmin des Açores, les volcamérias, les roses musquées, toutes odeurs divines qui sont comme l’excitant de la tendresse, et qui chantent au cœur des hymnes de parfums. Graslin laissa Véronique en proie à cette émotion. Depuis le retour du ferrailleur, quand tout dormait dans Limoges, le banquier se coulait le long des murs jusqu’à la maison du père Sauviat. Il frappait doucement aux volets, le chien n’aboyait pas, le vieillard descendait, ouvrait à son pays, et Graslin passait une heure ou deux dans la pièce brune, auprès de Véronique. Là, Graslin trouva toujours son souper d’Auvergnat servi par la mère Sauviat. Jamais ce singulier amoureux n’arriva sans offrir à Véronique un bouquet composé des fleurs les plus rares, cueillies dans la serre de monsieur Grossetête, la seule personne de Limoges qui fût dans le secret de ce mariage. Le garçon de peine allait chercher nuitamment le bouquet que faisait le vieux Grossetête, lui-même. En deux mois, Graslin vint cinquante fois environ ; chaque fois il apporta quelque riche présent : des anneaux, une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.
Ces prodigalités incroyables, un mot les justifiera. La dot de Véronique se composait de presque toute la fortune de son père, sept cent cinquante mille francs. Le vieillard gardait une inscription de huit mille francs sur le Grand-livre achetée pour soixante mille livres en assignats par son compère Brézac, à qui, lors de son emprisonnement, il les avait confiées, et qui la lui avait toujours gardée, en le détournant de la vendre. Ces soixante mille livres en assignats étaient la moitié de la fortune de Sauviat au moment où il courut le risque de périr sur l’échafaud. Brézac avait été, dans cette circonstance, le fidèle dépositaire du reste, consistant en sept cents louis d’or, somme énorme avec laquelle l’Auvergnat se remit à opérer dès qu’il eut recouvré sa liberté. En trente ans, chacun de ces louis s’était changé en un billet de mille francs, à l’aide toutefois de la rente du Grand-livre, de la succession Champagnac, des bénéfices accumulés du commerce et des intérêts composés qui grossissaient dans la maison Brézac. Brézac avait pour Sauviat une probe amitié, comme en ont les Auvergnats entre eux. Aussi quand Sauviat allait voir la façade de l’hôtel Graslin, se disait-il en lui-même : « — Véronique demeurera dans ce palais ! » Il savait qu’aucune fille en Limousin n’avait sept cent cinquante mille francs en mariage, et deux cent cinquante mille francs en espérance. Graslin, son gendre d’élection, devait donc infailliblement épouser Véronique.
Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain parait son petit salon et qu’elle cachait aux voisins.
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