Aucun des mariés ne savaient danser, Véronique continua donc de faire les honneurs de chez elle, et se concilia l’estime, les bonnes grâces de la plupart des personnes avec lesquelles elle fit connaissance, en demandant à Grossetête, qui se prit de belle amitié pour elle, des renseignements sur chacun. Elle ne commit ainsi aucune méprise. Ce fut pendant cette soirée que les deux anciens banquiers annoncèrent la fortune, immense en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à sa fille. Dès neuf heures, le ferrailleur était allé se coucher chez lui, laissant sa femme présider au coucher de la mariée. Il fut dit dans toute la ville que madame Graslin était laide, mais bien faite.
Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maison à la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison de campagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes du faubourg Saint-Martial, où il voulut finir tranquillement ses jours avec sa femme. Les deux vieillards eurent un appartement dans l’hôtel Graslin, et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leur fille, qui prit souvent leur maison pour but de promenade. Ce repos faillit tuer le vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouva moyen d’occuper son beau-père. En 1825, le banquier fut obligé de prendre à son compte une manufacture de porcelaine, aux propriétaires de laquelle il avait avancé de fortes sommes, et qui ne pouvaient les lui rendre qu’en lui vendant leur établissement. Par ses relations et en y versant des capitaux, Graslin fit de cette fabrique une des premières de Limoges ; puis il la revendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna donc la surveillance de ce grand établissement, situé précisément dans le faubourg Saint-Martial, à son beau-père qui, malgré ses soixante-douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cette affaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires en ville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activité passionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être à s’associer avec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’il y trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en 1827, par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, il tomba dans une charasse, espèce de boîte à claire-voie où s’emballent les porcelaines ; il se fit une blessure légère à la jambe et ne la soigna pas ; la gangrène s’y mit, il ne voulut jamais se laisser couper la jambe et mourut. La veuve abandonna deux cent cinquante mille francs environ dont se composait la succession de Sauviat, en se contentant d’une rente de deux cents francs par mois, qui suffisait amplement à ses besoins, et que son gendre prit l’engagement de lui servir. Elle garda sa petite maison de campagne, où elle vécut seule et sans servante, sans que sa fille pût la faire revenir sur cette décision maintenue avec l’obstination particulière aux vieilles gens. La mère Sauviat vint voir d’ailleurs presque tous les jours sa fille, de même que sa fille continua de prendre pour but de promenade la maison de campagne d’où l’on jouissait d’une charmante vue sur la Vienne. De là se voyait cette île affectionnée par Véronique, et de laquelle elle avait fait jadis son Ile-de-France.
Pour ne pas troubler par ces incidents l’histoire du ménage Graslin, il a fallu terminer celle des Sauviat en anticipant sur ces événements, utiles cependant à l’explication de la vie cachée que mena madame Graslin. La vieille mère, ayant remarqué combien l’avarice de Graslin pouvait gêner sa fille, s’était longtemps refusée à se dépouiller du reste de sa fortune ; mais Véronique, incapable de prévoir un seul des cas où les femmes désirent la jouissance de leur bien, insista par des raisons pleines de noblesse, elle voulut alors remercier Graslin de lui avoir rendu sa liberté de jeune fille.
La splendeur insolite qui accompagna le mariage de Graslin avait froissé toutes ses habitudes et contrarié son caractère. Ce grand financier était un très-petit esprit. Véronique n’avait pas pu juger l’homme avec lequel elle devait passer sa vie. Durant ses cinquante-cinq visites, Graslin n’avait jamais laissé voir que l’homme commercial, le travailleur intrépide qui concevait, devinait, soutenait les entreprises, analysait les affaires publiques en les rapportant toutefois à l’échelle de la Banque. Fasciné par le million du beau-père, le parvenu se montra généreux par calcul ; mais s’il fit grandement les choses, il fut entraîné par le printemps du mariage, et par ce qu’il nommait sa folie, par cette maison encore appelée aujourd’hui l’hôtel Graslin. Après s’être donné des chevaux, une calèche, un coupé, naturellement il s’en servit pour rendre ses visites de mariage, pour aller à ces dîners et à ces bals, nommés retours de noces, que les sommités administratives et les maisons riches rendirent aux nouveaux mariés. Dans le mouvement qui l’emportait en dehors de sa sphère, Graslin prit un jour de réception, et fit venir un cuisinier de Paris. Pendant une année environ, il mena donc le train que devait mener un homme qui possédait seize cent mille francs, et qui pouvait disposer de trois millions en comprenant les fonds qu’on lui confiait. Il fut alors le personnage le plus marquant de Limoges. Pendant cette année, il mit généreusement vingt-cinq pièces de vingt francs tous les mois dans la bourse de madame Graslin. Le beau monde de la ville s’occupa beaucoup de Véronique au commencement de son mariage, espèce de bonne fortune pour la curiosité presque toujours sans aliment en province.
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