Les partis commettent en masse des actions infâmes qui couvriraient un homme d’opprobre ; aussi, quand un homme les résume aux yeux de la foule, devient-il Roberspierre, Jeffries, Laubardemont, espèces d’autels expiatoires où tous les complices attachent des ex voto secrets. D’accord avec l’Évêché, le Parquet retarda l’exécution, autant dans l’espérance de savoir ce que la Justice ignorait du crime, que pour laisser la Religion triompher en cette circonstance. Cependant le pouvoir du Parquet n’était pas sans limites, et l’arrêt devait tôt ou tard s’exécuter. Les mêmes Libéraux qui, par opposition, considéraient Tascheron comme innocent et qui avaient tenté de battre en brèche l’arrêt de la Justice, murmuraient alors de ce que cet arrêt ne recevait pas son exécution. L’Opposition, quand elle est systématique, arrive à de semblables non-sens ; car il ne s’agit pas pour elle d’avoir raison, mais de toujours fronder le pouvoir. Le Parquet eut donc, vers les premiers jours d’août, la main forcée par cette rumeur si souvent stupide, appelée l’Opinion publique. L’exécution fut annoncée. Dans cette extrémité, l’abbé Dutheil prit sur lui de proposer à l’Évêque un dernier parti dont la réussite devait avoir pour effet d’introduire dans ce drame judiciaire le personnage extraordinaire qui servit de lien à tous les autres, qui se trouve la plus grande de toutes les figures de cette Scène, et, qui, par des voies familières à la Providence, devait amener madame Graslin sur le théâtre où ses vertus brillèrent du plus vif éclat, où elle se montra bienfaitrice sublime et chrétienne angélique.
Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline qui borde la Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortes murailles couronnées de balustrades, descendent par étages en obéissant aux chutes naturelles du terrain. L’élévation de cette colline est telle, que, sur la rive opposée, le faubourg Saint-Étienne semble couché au pied de la dernière terrasse. De là, selon la direction que prennent les promeneurs, la rivière se découvre, soit en enfilade, soit en travers, au milieu d’un riche panorama. Vers l’ouest, après les jardins de l’évêché, la Vienne se jette sur la ville par une élégante courbure que borde le faubourg Saint-Martial. Au delà de ce faubourg, à une faible distance, est une jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau, dont les massifs se voient des terrasses les plus avancées, et qui, par un effet de la perspective, se marient aux clochers du faubourg. En face du Cluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et de peupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nommée l’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des collines en amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité du bâtiment font de ce palais le monument le plus remarquable de cette ville où les constructions ne brillent ni par le choix des matériaux ni par l’architecture. Familiarisé depuis longtemps avec les aspects qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseurs de Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner de monsieur de Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faire attention aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintes violâtres que le couchant jetait sur les vieilles murailles et sur les balustrades des rampes, sur les maisons du faubourg et sur les eaux de la rivière. Il cherchait l’Évêque, alors assis à l’angle de sa dernière terrasse sous un berceau de vigne, où il était venu prendre son dessert en s’abandonnant aux charmes de la soirée. Les peupliers de l’île semblaient en ce moment diviser les eaux avec les ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies, auxquelles le soleil donnait l’apparence d’un feuillage d’or. Les lueurs du couchant diversement réfléchies par les masses de différents verts produisaient un magnifique mélangé de tons pleins de mélancolie. Au fond de cette vallée, une nappe de bouillons pailletés frissonnait dans la Vienne sous la légère brise du soir, et faisait ressortir les plans bruns que présentaient les toits du faubourg Saint-Étienne. Les clochers et les faîtes du faubourg Saint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient au pampre des treilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachée dans l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, tout contribuait à plonger le prélat dans la quiétude exigée par tous les auteurs qui ont écrit sur la digestion ; ses yeux étaient machinalement attachés sur la rive droite de la rivière, à l’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint-Étienne, les murs du clos où le double meurtre du vieux Pingret et de sa servante avait été commis ; mais quand sa petite félicité du moment fut troublée par les difficultés que ses Grands-vicaires lui rappelèrent, ses regards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtres attribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire le prélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alors cherché par les des Vanneaulx et par la Justice.
— Monseigneur, dit l’abbé de Grancour en abordant l’évêque, tout est inutile, et nous aurons la douleur de voir mourir ce malheureux Tascheron en impie, il vociférera les plus horribles imprécations contre la religion, il accablera d’injures le pauvre abbé Pascal, il crachera sur le crucifix, il reniera tout, même l’enfer.
— Il épouvantera le peuple, dit l’abbé Dutheil. Ce grand scandale et l’horreur qu’il inspirera cacheront notre défaite et notre impuissance. Aussi disais-je en venant, à monsieur de Grancour, que ce spectacle rejettera plus d’un pécheur dans le sein de l’Église.
Troublé par ces paroles, l’évêque posa sur une table de bois rustique la grappe de raisin où il picorait et s’essuya les doigts en faisant signe de s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.
— L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.
— Il est malade de sa dernière scène à la prison, dit l’abbé de Grancour. Sans son indisposition, nous l’eussions amené pour expliquer les difficultés qui rendent impossibles toutes les tentatives que monseigneur ordonnerait de faire.
— Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôt qu’il aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’on veut lui faire entendre, dit un jeune prêtre assis auprès de l’Évêque.
Ce jeune homme doué d’une charmante physionomie tenait son bras droit accoudé sur la table, sa main blanche tombait nonchalamment sur les grappes de raisin parmi lesquelles il choisissait les grains les plus roux, avec l’aisance et la familiarité d’un commensal ou d’un favori. A la fois commensal et favori du prélat, ce jeune homme était le frère cadet du baron de Rastignac, que des liens de famille et d’affection attachaient à l’évêque de Limoges. Au fait des raisons de fortune qui vouaient ce jeune homme à l’Église, l’Évêque l’avait pris comme secrétaire particulier, pour lui donner le temps d’attendre une occasion d’avancement. L’abbé Gabriel portait un nom qui le destinait aux plus hautes dignités de l’Église.
— Y es-tu donc allé, mon fils ? lui dit l’évêque.
— Oui, monseigneur, dès que je me suis montré, ce malheureux a vomi contre vous et moi les plus dégoûtantes injures, il se conduit de manière à rendre impossible la présence d’un prêtre auprès de lui. Monseigneur veut-il me permettre de lui donner un conseil ?
— Écoutons la sagesse que Dieu met quelquefois dans la bouche des enfants, dit l’Évêque en souriant.
— N’a-t-il pas fait parler l’ânesse de Balaam ? répondit vivement le jeune abbé de Rastignac.
— Selon certains commentateurs, elle n’a pas trop su ce qu’elle disait, répliqua l’Évêque en riant.
Les deux Grands-vicaires sourirent ; d’abord la plaisanterie était de monseigneur, puis elle raillait doucement le jeune abbé que jalousaient les dignitaires et les ambitieux groupés autour du prélat.
— Mon avis, dit le jeune abbé, serait de prier monsieur de Grandville de surseoir encore à l’exécution.
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