Le père et la mère mangeaient toujours leurs noix et leur pain dur, leurs harengs, leurs pois fricassés avec du beurre salé, tandis que pour Véronique rien n’était ni assez frais ni assez beau. — Véronique doit vous coûter cher, disait au père Sauviat un chapelier établi en face et qui avait pour son fils des projets sur Véronique en estimant à cent mille francs la fortune du ferrailleur. — Oui, voisin, oui, répondit le vieux Sauviat, elle pourrait me demander dix écus, je les lui donnerais tout de même. Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle ne demande jamais rien. C’est un agneau pour la douceur ! » Véronique, en effet, ignorait le prix des choses ; elle n’avait jamais eu besoin de rien ; elle ne vit de pièce d’or que le jour de son mariage, elle n’eut jamais de bourse à elle ; sa mère lui achetait et lui donnait tout à souhait, si bien que pour faire l’aumône à un pauvre, elle fouillait dans les poches de sa mère. « — Elle ne vous coûte pas cher, dit alors le chapelier. — Vous croyez cela, vous ! répondit Sauviat. Vous ne vous en tireriez pas encore avec quarante écus par an. Et sa chambre ! elle a chez elle pour plus de cent écus de meubles, mais quand on n’a qu’une fille, on peut se laisser aller. Enfin, le peu que nous possédons sera tout à elle. — Le peu ? Vous devez être riche, père Sauviat. Voilà quarante ans que vous faites un commerce où il n’y a pas de pertes. — Ah ! l’on ne me couperait pas les oreilles pour douze cents francs ! » répondit le vieux marchand de ferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu la suave beauté qui recommandait son visage de petite fille à l’admiration publique, le père Sauviat redoubla d’activité. Son commerce se raviva si bien, qu’il fit dès lors plusieurs voyages par an à Paris. Chacun devina qu’il voulait compenser à force d’argent ce que, dans son langage, il appelait les déchets de sa fille. Quand Véronique eut quinze ans, il se fit un changement dans les mœurs intérieures de la maison. Le père et la mère montèrent à la nuit chez leur fille, qui, pendant la soirée, leur lisait, à la lueur d’une lampe placée derrière un globe de verre plein d’eau, la Vie des Saints, les Lettres édifiantes, enfin tous les livres prêtés par le vicaire. La vieille Sauviat tricotait en calculant qu’elle regagnait ainsi le prix de l’huile. Les voisins pouvaient voir de chez eux ces deux vieilles gens, immobiles sur leurs fauteuils comme deux figures chinoises, écoutant et admirant leur fille de toutes les forces d’une intelligence obtuse pour tout ce qui n’était pas commerce ou foi religieuse. Il s’est rencontré sans doute dans le monde des jeunes filles aussi pures que l’était Véronique ; mais aucune ne fut ni plus pure, ni plus modeste. Sa confession devait étonner les anges et réjouir la sainte Vierge. A seize ans, elle fut entièrement développée, et se montra comme elle devait être. Elle avait une taille moyenne, ni son père ni sa mère n’étaient grands ; mais ses formes se recommandaient par une souplesse gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblement cherchées par les peintres, que la Nature trace d’elle-même si finement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux des connaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur des vêtements, qui se modèlent et se disposent toujours, quoi qu’on fasse, sur le nu. Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beauté par des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son plein et entier effet, s’il est permis d’emprunter ce terme énergique à la langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates, la main rouge et potelée d’une belle servante d’auberge, des pieds forts, mais réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il se passait en elle un phénomène ravissant et merveilleux qui promettait à l’amour une femme cachée à tous les yeux. Ce phénomène était peut-être une des causes de l’admiration que son père et sa mère manifestèrent pour sa beauté, qu’ils disaient être divine, au grand étonnement des voisins. Les premiers qui remarquèrent ce fait furent les prêtres de la cathédrale et les fidèles qui s’approchaient de la sainte table. Quand un sentiment violent éclatait chez Véronique, et l’exaltation religieuse à laquelle elle était livrée alors qu’elle se présentait pour communier doit se compter parmi les vives émotions d’une jeune fille si candide, il semblait qu’une lumière intérieure effaçât par ses rayons les marques de la petite-vérole.