Son amour-propre l’avait entraîné peut-être au delà des lois sages qui jusqu’alors avaient gouverné sa vie. Il jugeait avec le bon sens de l’homme commercial, que l’intérieur de sa maison devait être en harmonie avec le programme de la façade. Le mobilier, l’argenterie, et les accessoires nécessaires à la vie qu’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon son estimation, coûter autant que la construction. Malgré les dires de la ville et les lazzi du commerce, malgré les charitables suppositions de son prochain, il resta confiné dans le vieux, humide et sale rez-de-chaussée où sa fortune s’était faite, rue Montantmanigne. Le public glosa ; mais Graslin eut l’approbation de ses deux vieux commanditaires, qui le louèrent de cette fermeté peu commune. Une fortune, une existence comme celles de Pierre Graslin devaient exciter plus d’une convoitise dans une ville de province. Aussi plus d’une proposition de mariage avait-elle été, depuis dix ans, insinuée à monsieur Graslin. Mais l’état de garçon convenait si bien à un homme occupé du matin au soir, constamment fatigué de courses, accablé de travail, ardent à la poursuite des affaires comme le chasseur à celle du gibier, que Graslin ne donna dans aucun des piéges tendus par les mères ambitieuses qui convoitaient pour leurs filles cette brillante position. Graslin, ce Sauviat de la sphère supérieure, ne dépensait pas quarante sous par jour, et allait vêtu comme son second commis. Deux commis et un garçon de caisse lui suffisaient pour faire des affaires, immenses par la multiplicité des détails. Un commis expédiait la correspondance, un autre tenait la caisse. Pierre Graslin était, pour le surplus, l’âme et le corps. Ses commis, pris dans sa famille, étaient des hommes sûrs, intelligents, façonnés au travail comme lui-même. Quant au garçon de caisse, il menait la vie d’un cheval de camion. Levé dès cinq heures en tous temps, ne se couchant jamais avant onze heures, Graslin avait une femme à la journée, une vieille Auvergnate qui faisait la cuisine. La vaisselle de terre brune, le bon gros linge de maison étaient en harmonie avec le train de cette maison. L’Auvergnate avait ordre de ne jamais dépasser la somme de trois francs pour la totalité de la dépense journalière du ménage. Le garçon de peine servait de domestique. Les commis faisaient eux-mêmes leur chambre. Les tables en bois noirci, les chaises dépaillées, les casiers, les mauvais bois de lit, tout le mobilier qui garnissait le comptoir et les trois chambres situées au-dessus, ne valaient pas mille francs, y compris une caisse colossale, toute en fer, scellée dans les murs, léguée par ses prédécesseurs, et devant laquelle couchait le garçon de peine, avec deux chiens à ses pieds. Graslin ne hantait pas le monde où il était si souvent question de lui. Deux ou trois fois par an, il dînait chez le Receveur-général, avec lequel ses affaires le mettaient en relations suivies. Il mangeait encore quelquefois à la Préfecture ; il avait été nommé membre du Conseil-général du Département, à son grand regret. « — Il perdait là son temps, » disait-il. Parfois ses confrères, quand il concluait avec eux des marchés, le gardaient à déjeuner ou à dîner. Enfin il était forcé d’aller chez ses anciens patrons qui passaient les hivers à Limoges. Il tenait si peu aux relations de société, qu’en vingt-cinq ans, Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à qui que ce soit. Quand Graslin passait dans la rue, chacun se le montrait, en se disant : « Voilà monsieur Graslin ! » C’est-à-dire voilà un homme venu sans le sou à Limoges et qui s’est acquis une fortune immense ! Le banquier auvergnat était un modèle que plus d’un père proposait à son enfant, une épigramme que plus d’une femme jetait à la face de son mari. Chacun peut concevoir par quelles idées un homme devenu le pivot de toute la machine financière du Limousin, fut amené à repousser les diverses propositions de mariage qu’on ne se lassait pas de lui faire. Les filles de messieurs Perret et Grossetête avaient été mariées avant que Graslin eût été en position de les épouser, mais comme chacune de ces dames avait des filles en bas âge, on finit par laisser Graslin tranquille, imaginant que, soit le vieux Perret ou le fin Grossetête avait par avance arrangé le mariage de Graslin avec une de leurs petites-filles.