Le petit nombre qui en reste encore s’est dispersé parmi les autres tribus, et il ne leur reste de leur grandeur et de leur puissance que de tristes souvenirs.

La tribu qui gardait l’enceinte sacrée de la maison du conseil fut distinguée pendant longtemps par le titre flatteur de Lenape ; mais lorsque les Anglais eurent changé le nom du fleuve en celui de « Delaware », ce nouveau nom devint insensiblement celui des habitants. En général ils montrent beaucoup de délicatesse et de discernement dans l’emploi des dénominations. Des nuances expressives donnent plus de clarté à leurs idées, et communiquent souvent une grande énergie à leurs discours.

Dans un espace de plusieurs centaines de milles, le long des frontières septentrionales de la tribu des Lenapes, habitait un autre peuple qui offrait les mêmes subdivisions, la même origine, le même langage, et que ses voisins appelaient Mengwe. Ces sauvages du nord étaient d’abord moins puissants et moins unis entre eux que les Lenapes. Afin de remédier à ce désavantage, cinq de leurs tribus les plus nombreuses et les plus guerrières qui se trouvaient le plus près de la maison du conseil de leurs ennemis se liguèrent ensemble pour se défendre mutuellement ; et ce sont, par le fait, les plus anciennes Républiques Unies dont l’histoire de l’Amérique septentrionale offre quelque trace. Ces tribus étaient les Mohawks, les Oneidas, les Cenecas, les Cayugas et les Onondagas. Par la suite, une tribu vagabonde de la même race, qui s’était avancée près du soleil, vint se joindre à eux, et fut admise à participer à tous les privilèges politiques. Cette tribu (les Tuscaroras) augmenta tellement leur nombre, que les Anglais changèrent le nom qu’ils avaient donné à la confédération, et ils ne les appelèrent plus les Cinq, mais les six Nations. On verra dans le cours de cette relation que le mot nation s’applique tantôt à une tribu et tantôt au peuple entier, dans son acception la plus étendue. Les Mengwes étaient souvent appelés par les Indiens leurs voisins Maquas, et souvent même, par forme de dérision, Mingos. Les Français leur donnèrent le nom d’Iroquois, par corruption sans doute de quelqu’une des dénominations qu’ils prenaient.

Une tradition authentique a conservé le détail des moyens peu honorables que les Hollandais d’un côté, et les Mengwes de l’autre, employèrent pour déterminer les Lenapes à déposer les armes, à confier entièrement aux derniers le soin de leur défense, en un mot à n’être plus, dans le langage figuré des naturels, que des femmes. Si la politique suivie par les Hollandais était peu généreuse, elle était du moins sans danger. C’est de ce moment que date la chute de la plus grande et de la plus civilisée des nations indiennes qui occupaient l’emplacement actuel des États-Unis. Dépouillés par les blancs, opprimés et massacrés par les sauvages, ces malheureux continuèrent encore quelque temps à errer autour de leur maison du conseil, puis, se séparant par bandes, ils allèrent se réfugier dans les vastes solitudes qui se prolongent à l’occident. Semblable à la clarté de la lampe qui s’éteint, leur gloire ne brilla jamais avec plus d’éclat qu’au moment où ils allaient être anéantis.

On pourrait donner encore d’autres détails sur ce peuple intéressant, surtout sur la partie la plus récente de son histoire ; mais l’auteur ne les croit pas nécessaires au plan de cet ouvrage. La mort du pieux et vénérable Heckewelder[5] est sous ce rapport une perte qui ne sera peut-être jamais réparée. Il avait fait une étude particulière de ce peuple ; longtemps il prit sa défense avec autant de zèle que d’ardeur, non moins pour venger sa gloire que pour améliorer sa condition morale.

Après cette courte Introduction, l’auteur livre son ouvrage au lecteur. Cependant la justice ou du moins la franchise exige de lui qu’il recommande à toutes les jeunes personnes dont les idées sont ordinairement resserrées entre les quatre murs d’un salon, à tous les célibataires d’un certain âge qui sont sujets à l’influence du temps, enfin à tous les membres du clergé, si ces volumes leur tombent par hasard entre les mains, de ne pas en entreprendre la lecture. Il donne cet avis aux jeunes personnes qu’il vient de désigner, parce qu’après avoir lu l’ouvrage elles le déclareraient inconvenant ; aux célibataires, parce qu’il pourrait troubler leur sommeil ; aux membres du clergé, parce qu’ils peuvent mieux employer leur temps.



LE DERNIER DES MOHICANS

 

HISTOIRE DE MIL SEPT CENT CINQUANTE-SEPT

 

Ne soyez pas choqués de la couleur de mon teint ; c’est la livrée un peu foncée de ce soleil brûlant près duquel j’ai pris naissance.

Shakespeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène I.



Chapitre premier

Mon oreille est ouverte. Mon cœur est préparé ; quelque perte que tu puisses me révéler, c’est une perte mondaine ; parle, mon royaume est-il perdu ?

Shakespeare.

C’était un des caractères particuliers des guerres qui ont eu lieu dans les colonies de l’Amérique septentrionale, qu’il fallait braver les fatigues et les dangers des déserts avant de pouvoir livrer bataille à l’ennemi qu’on cherchait. Une large ceinture de forêts, en apparence impénétrables, séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l’Angleterre. Le colon endurci aux travaux et l’Européen discipliné qui combattait sous la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter contre les torrents, et à se frayer un passage entre les gorges des montagnes, en cherchant l’occasion de donner des preuves plus directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels du pays dans leur patience, et apprenant d’eux à se soumettre aux privations, ils venaient à bout de surmonter toutes les difficultés ; on pouvait croire qu’avec le temps il ne resterait pas dans le bois une retraite assez obscure, une solitude assez retirée pour offrir un abri contre les incursions de ceux qui prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de l’Europe.

Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n’existait peut-être aucun district qui pût fournir un tableau plus vrai de l’acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de cette époque, que le pays situé entre les sources de l’Hudson et les lacs adjacents.

Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s’étendait des frontières du Canada jusque sur les confins de la province voisine de New-York, et formait un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient besoin d’être maîtres pour pouvoir frapper leurs ennemis. En se terminant du côté du sud, le Champlain recevait les tributs d’un autre lac, dont l’eau était si limpide que les missionnaires jésuites l’avaient choisie exclusivement pour accomplir les rites purificateurs du baptême, et il avait obtenu pour cette raison le titre de lac du Saint-Sacrement. Les Anglais, moins dévots, croyaient faire assez d’honneur à ces eaux pures en leur donnant le nom du monarque qui régnait alors sur eux, le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se réunissaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses rives, du droit de perpétuer son nom primitif de lac Horican[6].

Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de montagnes, le « saint Lac » s’étendait à douze lieues vers le sud. Sur la plaine élevée qui s’opposait alors au progrès ultérieur des eaux, commençait un portage d’environ douze milles qui conduisait sur les bords de l’Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles ordinaires des cataractes, la rivière devenait navigable.

Tandis qu’en poursuivant leurs plans audacieux d’agression et d’entreprise, l’esprit infatigable des Français cherchait même à se frayer un passage par les gorges lointaines et presque impraticables de l’Alleghany, on peut bien croire qu’ils n’oublièrent point les avantages naturels qu’offrait le pays que nous venons de décrire. Il devint de fait l’arène sanglante dans laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour but de décider de la souveraineté sur les colonies.