C’est dire que je l’aimais encore.
J’étais dans ces dispositions de coeur quand, à la fin de novembre, un mois après avoir reçu une lettre de faire-part de son mariage, je trouvai, en rentrant chez nous, une invitation de Marthe qui commençait par ces lignes : « Je ne comprends rien à votre silence. Pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Sans doute avez-vous oublié que vous avez choisi mes meubles ?... »
Marthe habitait J... ; sa rue descendait jusqu’à la Marne. Chaque trottoir réunissait au plus une douzaine de villas. Je m’étonnai que la sienne fût si grande. En réalité, Marthe habitait seulement le haut, les propriétaires et un vieux ménage se partageant le bas.
Quand j’arrivai pour goûter, il faisait déjà nuit. Seule une fenêtre, à défaut d’une présence humaine, révélait celle du feu. À voir cette fenêtre illuminée par des flammes inégales, comme des vagues, je crus à un commencement d’incendie. La porte de fer du jardin était entrouverte. Je m’étonnai d’une semblable négligence. Je cherchai la sonnette : je ne la trouvai point. Enfin, gravissant les trois marches du perron, je me décidai à frapper contre les vitres du rez-de-chaussée de droite, derrière lesquelles j’entendais des voix. Une vieille femme ouvrit la porte : je lui demandai où demeurait Mme Lacombe (tel était le nouveau nom de Marthe) : « C’est au-dessus. » Je montai l’escalier dans le noir, trébuchant, me cognant, et mourant de crainte qu’il fût arrivé quelque malheur. Je frappai. C’est Marthe qui vint m’ouvrir. Je faillis lui sauter au cou, comme les gens qui se connaissent à peine, après avoir échappé au naufrage. Elle n’y eût rien compris. Sans doute me trouva-t-elle l’air égaré, car, avant toute chose, je lui demandai pourquoi « il y avait le feu ».
– C’est qu’en vous attendant, j’avais fait dans la cheminée du salon un feu de bois d’olivier, à la lueur duquel je lisais.
En entrant dans la petite chambre qui lui servait de salon, peu encombrée de meubles, et que les tentures, les gros tapis doux comme un poil de bête, rétrécissaient jusqu’à lui donner l’aspect d’une boîte, je fus à la fois heureux et malheureux comme un dramaturge qui, voyant sa pièce, y découvre trop tard des fautes.
Marthe s’était de nouveau étendue le long de la cheminée, tisonnant la braise, et prenant garde à ne pas mêler quelque parcelle noire aux cendres.
– Vous n’aimez peut-être pas l’odeur de l’olivier ? Ce sont mes beaux-parents qui en ont fait venir pour moi une provision de leur propriété du Midi.
Marthe semblait s’excuser d’un détail de son cru, dans cette chambre qui était mon oeuvre. Peut-être cet élément détruisait-il un tout, qu’elle comprenait mal.
Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi de voir qu’elle attendait comme moi de se sentir brûlante d’un côté, pour se retourner de l’autre. Son visage calme et sérieux ne m’avait jamais paru plus beau que dans cette lumière sauvage. À ne pas se répandre dans la pièce, cette lumière gardait toute sa force. Dès qu’on s’en éloignait, il faisait nuit, et on se cognait aux meubles.
Marthe ignorait ce que c’est que d’être mutine. Dans son enjouement, elle restait grave.
Mon esprit s’engourdissait peu à peu auprès d’elle, je la trouvai différente. C’est que, maintenant que j’étais sûr de ne plus l’aimer, je commençais à l’aimer. Je me sentais incapable de calculs, de machinations, de tout ce dont, jusqu’alors, et encore à ce moment-là, je croyais que l’amour ne peut se passer. Tout à coup, je me sentais meilleur. Ce brusque changement aurait ouvert les yeux de tout autre : je ne vis pas que j’étais amoureux de Marthe. Au contraire, j’y vis la preuve que mon amour était mort, et qu’une belle amitié le remplacerait. Cette longue perspective d’amitié me fit admettre soudain combien un autre sentiment eût été criminel, lésant un homme qui l’aimait, à qui elle devait appartenir, et qui ne pouvait la voir.
Pourtant, autre chose m’aurait dû renseigner sur mes véritables sentiments. Il y a quelques mois, quand je rencontrais Marthe, mon prétendu amour ne m’empêchait pas de la juger, de trouver laides la plupart des choses qu’elle trouvait belles, la plupart des choses qu’elle disait, enfantines.
1 comment