Comment arrêter ces sauvages fureurs ? Comment enrayer ces tempéraments aiguillonnés ? C'est alors que ma charge ne sera plus une sinécure, et qu'il faudra bien que le conseil en arrive à doubler mes appointements … à moins qu'il ne faille m'arrêter moi-même … pour infraction et manquement à l'ordre public ! »

Or, ces très-justes craintes commencèrent à se réaliser. De la bourse, du temple, du théâtre, de la maison commune, de l'Académie, de la halle, le mal fit invasion dans la maison des particuliers, et cela moins de quinze jours après cette terrible représentation des Huguenots.

Ce fut dans la maison du banquier Collaert que se déclarèrent les premiers symptômes de l'épidémie.

Ce riche personnage donnait un bal, ou tout au moins une soirée dansante, aux notabilités de la ville. Il avait émis, quelques mois auparavant, un emprunt de trente mille francs qui avait été aux trois quarts souscrit, et, pour reconnaître ce succès financier, il avait ouvert ses salons et donné une fête à ses compatriotes.

On sait ce que sont ces réceptions flamandes, pures et tranquilles, dont la bière et les sirops font, en général, tous les frais. Quelques conversations sur le temps qu'il fait, l'apparence des récoltes, le bon état des jardins, l'entretien des fleurs et plus particulièrement des tulipes ; de temps en temps, une danse lente et compassée, comme un menuet ; parfois une valse, mais une de ces valses allemandes qui ne donnent pas plus d'un tour et demi à la minute, et pendant lesquelles les valseurs se tiennent embrassés aussi loin l'un de l'autre que leurs bras le peuvent permettre, tel est l'ordinaire de ces bals que fréquentait la haute société de Quiquendone. La polka, après avoir été mise à quatre temps, avait bien essayé de s'y acclimater ; mais les danseurs restaient toujours en arrière de l'orchestre, si lentement que fût battue la mesure, et l'on avait dû y renoncer.

Ces réunions paisibles, dans lesquelles les jeunes gens et les jeunes filles trouvaient un plaisir honnête et modéré, n'avaient jamais amené d'éclat fâcheux. Pourquoi donc, ce soir-là, chez le banquier Collaert, les sirops semblèrent-ils se transformer en vins capiteux, en Champagne pétillant, en punchs incendiaires ? Pourquoi, vers le milieu de la fête, une sorte d'ivresse inexplicable gagna-t-elle tous les invités ? Pourquoi le menuet dériva-t-il en saltarelle ? Pourquoi les musiciens de l'orchestre pressèrent-ils la mesure ? Pourquoi, ainsi qu'au théâtre, les bougies brillèrent-elles d'un éclat inaccoutumé ? Quel courant électrique envahit les salons du banquier ? D'où vint que les couples se rapprochèrent, que les mains se pressèrent dans une étreinte plus convulsive, que des « cavaliers seuls » se signalèrent par quelques pas hasardés, pendant cette pastourelle autrefois si grave, si solennelle, si majestueuse, si comme il faut !

Hélas ! quel Œdipe aurait pu répondre à toutes ces insolubles questions ? Le commissaire Passauf, présent à la soirée, voyait bien l'orage venir, mais il ne pouvait le dominer, il ne pouvait le fuir, et il sentait comme une ivresse lui monter au cerveau. Toutes ses facultés physiologiques et passionnelles s'accroissaient. On le vit, à plusieurs reprises, se jeter sur les sucreries et dévaliser les plateaux, comme s'il fût sorti d'une longue diète.

Pendant ce temps, l'animation du bal s'augmentait. Un long murmure, comme un bourdonnement sourd, s'échappait de toutes les poitrines. On dansait, on dansait véritablement. Les pieds s'agitaient avec une frénésie croissante. Les figures s'empourpraient comme des faces de Silène. Les yeux brillaient comme des escarboucles. La fermentation générale était portée au plus haut degré.

Et quand l'orchestre entonna la valse du Freyschütz, lorsque cette valse, si allemande et d'un mouvement si lent, fut attaquée à bras déchaînés par les gagistes, ah ! ce ne fut plus une valse, ce fut un tourbillon insensé, une rotation vertigineuse, une giration digne d'être conduite par quelque Méphistophélès, battant la mesure avec un tison ardent ! Puis un galop, un galop infernal, pendant une heure, sans qu'on pût le détourner, sans qu'on pût le suspendre, entraîna dans ses replis à travers les salles, les salons, les antichambres, par les escaliers, de la cave au grenier de l'opulente demeure, les jeunes gens, les jeunes filles, les pères, les mères, les individus de tout âge, de tout poids, de tout sexe, et le gros banquier Collaert, et Mme Collaert, et les conseillers, et les magistrats, et le grand juge, et Niklausse, et Mme van Tricasse, et le bourgmestre van Tricasse, et le commissaire Passauf lui-même, qui ne put jamais se rappeler celle qui fut sa valseuse pendant cette nuit-là.

Mais « elle » ne l'oublia plus. Et depuis ce jour, « elle » revit dans ses rêves le brûlant commissaire, l'enlaçant dans une étreinte passionnée ! Et « elle », c'était l'aimable Tatanémance !

 

IX – Où le docteur Ox et son préparateur Ygène ne se disent que quelques mots.

 

« Eh bien, Ygène ?

— Eh bien, maître, tout est prêt ! La pose des tuyaux est achevée.

— Enfin ! Nous allons maintenant opérer en grand, et sur les masses ! »

 

X – Dans lequel on verra que l'épidémie envahit la ville entière et quel effet elle produisit.

 

Pendant les mois qui suivirent, le mal, au lieu de se dissiper, ne fit que s'étendre. Des maisons particulières l'épidémie se répandit dans les rues. La ville de Quiquendone n'était plus reconnaissable.

Phénomène plus extraordinaire encore que ceux qui avaient été remarqués jusqu'alors, non-seulement le règne animal, mais le règne végétal lui-même n'échappait point à cette influence.

Suivant le cours ordinaire des choses, les épidémies sont spéciales. Celles qui frappent l'homme épargnent les animaux, celles qui frappent les animaux épargnent les végétaux. On n'a jamais vu un cheval attaqué de la variole ni un homme de la peste bovine, et les moutons n'attrapent pas la maladie des pommes de terre. Mais ici, toutes les lois de la nature semblaient bouleversées. Non-seulement le caractère, le tempérament, les idées des habitants et habitantes de Quiquendone s'étaient modifiés, mais les animaux domestiques, chiens ou chats, bœufs ou chevaux, ânes ou chèvres, subissaient cette influence épidémique, comme si leur milieu habituel eût été changé. Les plantes elles-mêmes « s'émancipaient », si l'on veut bien nous pardonner cette expression.

En effet, dans les jardins, dans les potagers, dans les vergers, se manifestaient des symptômes extrêmement curieux. Les plantes grimpantes grimpaient avec plus d'audace. Les plantes touffantes « touffaient » avec plus de vigueur. Les arbustes devenaient des arbres. Les graines, à peine semées, montraient leur petite tête verte, et, dans le même laps de temps, elles gagnaient en pouces ce que jadis, et dans les circonstances les plus favorables, elles gagnaient en lignes. Les asperges atteignaient deux pieds de hauteur ; les artichauts devenaient gros comme des melons, les melons gros comme des citrouilles, les citrouilles grosses comme des potirons, les potirons gros comme la cloche du beffroi, qui mesurait, ma foi, neuf pieds de diamètre. Les choux étaient des buissons et les champignons des parapluies.

Les fruits ne tardèrent pas à suivre l'exemple des légumes. Il fallut se mettre à deux pour manger une fraise et à quatre pour manger une poire. Les grappes de raisin égalaient cette grappe phénoménale, si admirablement peinte par le Poussin dans son Retour des envoyés à la Terre promise !

De même pour les fleurs : les larges violettes répandaient dans l'air des parfums plus pénétrants ; les roses exagérées resplendissaient de couleurs plus vives ; les lilas formaient en quelques jours d'impénétrables taillis ; géraniums, marguerites, dahlias, camélias, rhododendrons, envahissant les allées, s'étouffaient les uns les autres ! La serpe n'y pouvait suffire.