S'est-on trompé en affirmant qu'il s'agissait d'une discussion politique ?
— En effet, monsieur le bourgmestre, répondit le docteur Ox, qui ne réprimait pas sans peine un soupir de satisfaction.
— Et une altercation n'a-t-elle pas eu lieu entre le médecin Dominique Custos et l'avocat André Schut ?
— Oui, monsieur le conseiller, mais les expressions qui ont été échangées n'avaient rien de grave.
— Rien de grave ! s'écria le bourgmestre, rien de grave, quand un homme dit à un autre qu'il ne mesure pas la portée de ses paroles ! Mais de quel limon êtes-vous donc pétri, monsieur ? Ne savez-vous pas que, dans Quiquendone, il n'en faut pas davantage pour amener des conséquences extrêmement regrettables ? Mais, monsieur, si vous ou tout autre se permettait de me parler ainsi….
— Et à moi !… » ajouta le conseiller Niklausse.
En prononçant ces paroles d'un ton menaçant, les deux notables, bras croisés, cheveux hérissés, regardaient en face le docteur Ox, prêts à lui faire un mauvais parti, si un geste, moins qu'un geste, un coup d'œil, eût pu faire supposer en lui une intention contrariante.
Mais le docteur ne sourcilla pas.
« En tout cas, monsieur, reprit le bourgmestre, j'entends vous rendre responsable de ce qui se passe dans votre maison. Je suis garant de la tranquillité de cette ville, et je ne veux pas qu'elle soit troublée. Les événements qui se sont accomplis hier ne se renouvelleront pas, ou je ferai mon devoir, monsieur. Avez-vous entendu ? Mais répondez donc, monsieur ! »
En parlant ainsi, le bourgmestre, sous l'empire d'une surexcitation extraordinaire, élevait la voix au diapason de la colère. Il était furieux, ce digne van Tricasse, et certainement on dut l'entendre du dehors. Enfin, hors de lui, voyant que le docteur ne répondait pas à ses provocations :
« Venez, Niklausse, » dit-il.
Et, fermant la porte avec une violence qui ébranla la maison, le bourgmestre entraîna le conseiller à sa suite.
Peu à peu, quand ils eurent fait une vingtaine de pas dans la campagne, les dignes notables se calmèrent. Leur marche se ralentit, leur allure se modifia. L'illumination de leur face s'éteignit ; de rouges, ils redevinrent roses.
Et un quart d'heure après avoir quitté l'usine, van Tricasse disait doucement au conseiller Niklausse :
« Un aimable homme que ce docteur Ox ! Je le verrai toujours avec le plus grand plaisir. »
VI – Où Frantz Niklausse et Suzel van Tricasse forment quelques projets d'avenir.
Nos lecteurs savent que le bourgmestre avait une fille, Mlle Suzel. Mais, si perspicaces qu'ils soient, ils n'ont pu deviner que le conseiller Niklausse avait un fils, M. Frantz. Et, l'eussent-ils deviné, rien ne pouvait leur permettre d'imaginer que Frantz fût le fiancé de Suzel. Nous ajouterons que ces deux jeunes gens étaient faits l'un pour l'autre, et qu'ils s'aimaient comme on s'aime à Quiquendone.
Il ne faut pas croire que les jeunes cœurs ne battaient pas dans cette cité exceptionnelle ; seulement ils battaient avec une certaine lenteur. On s'y mariait comme dans toutes les autres villes du monde, mais on y mettait le temps. Les futurs, avant, de s'engager dans ces liens terribles, voulaient s'étudier, et les études duraient au moins dix ans, comme au collège. Il était rare qu'on fût « reçu » avant ce temps.
Oui, dix ans ! dix ans on se faisait la cour ! Est-ce trop, vraiment, quand il s'agit de se lier pour la vie ? On étudie dix ans pour être ingénieur ou médecin, avocat ou conseiller de préfecture, et l'on voudrait en moins de temps acquérir les connaissances nécessaires pour faire un mari ? C'est inadmissible, et, affaire de tempérament ou de raison, les Quiquendoniens nous paraissent être dans le vrai en prolongeant ainsi leurs études. Quand on voit, dans les autres villes, libres et ardentes, des mariages s'accomplir en quelques mois, il faut hausser les épaules et se hâter d'envoyer ses garçons au collège et ses filles au pensionnat de Quiquendone.
On ne citait depuis un demi-siècle qu'un seul mariage qui eût été fait en deux ans, et encore il avait failli mal tourner !
Frantz Niklausse aimait donc Suzel van Tricasse, mais paisiblement, comme on aime quand on a dix ans devant soi pour acquérir l'objet aimé. Toutes les semaines, une seule fois et à une heure convenue, Frantz venait chercher Suzel, et il l'emmenait sur les bords du Vaar. Il avait soin d'emporter sa ligne à pêcher, et Suzel n'avait garde d'oublier son canevas à tapisserie, sur lequel ses jolis doigts mariaient les fleurs les plus invraisemblables.
Il convient de dire ici que Frantz était un jeune homme de vingt-deux ans, qu'un léger duvet de pêche apparaissait sur ses joues, et enfin que sa voix venait à peine de descendre d'une octave à une autre.
Quant à Suzel, elle était blonde et rose. Elle avait dix-sept ans et ne détestait point de pêcher à la ligne. Singulière occupation que celle-là, pourtant, et qui vous oblige à lutter d'astuce avec un barbillon. Mais Frantz aimait cela. Ce passe-temps allait à son tempérament. Patient autant qu'on peut l'être, se plaisant à suivre d'un œil un peu rêveur le bouchon de liège qui tremblait au fil de l'eau, il savait attendre, et quand, après une séance de six heures, un modeste barbillon, ayant pitié de lui, consentait enfin à se laisser prendre, il était heureux, mais il savait contenir son émotion.
Ce jour-là, les deux futurs, on pourrait dire les deux fiancés, étaient assis sur la berge verdoyante. Le limpide Vaar murmurait à quelques pieds au-dessous d'eux. Suzel poussait nonchalamment son aiguille à travers le canevas. Frantz ramenait automatiquement sa ligne de gauche à droite, puis il la laissait redescendre le courant de droite à gauche. Les barbillons faisaient dans l'eau des ronds capricieux qui s'entre-croisaient autour du bouchon, tandis que l'hameçon se promenait à vide dans les couches plus basses.
De temps à autre :
« Je crois que ça mord, Suzel, disait Frantz, sans aucunement lever les yeux sur la jeune fille.
— Le croyez-vous, Frantz ? répondait Suzel, qui, abandonnant un instant son ouvrage, suivait d'un œil ému la ligne de son fiancé.
— Mais non, reprenait Frantz. J'avais cru sentir un petit mouvement. Je me suis trompé.
— Ça mordra, Frantz, répondait Suzel de sa voix pure et douce. Mais n'oubliez pas de « ferrer » à temps. Vous êtes toujours en retard de quelques secondes, et le barbillon en profite pour s'échapper.
— Voulez-vous prendre ma ligne, Suzel ?
— Volontiers, Frantz.
— Alors donnez-moi votre canevas, nous verrons si je serai plus adroit à l'aiguille qu'à l'hameçon. »
Et la jeune fille prenait la ligne d'une main tremblante, et le jeune homme faisait courir l'aiguille à travers les mailles de la tapisserie.
1 comment