Chanteurs et musiciens s'échappent fougueusement. Le chef d'orchestre ne songe plus à les retenir. D'ailleurs le public ne réclame pas, au contraire ; on sent qu'il est entraîné lui-même, qu'il est dans le mouvement, et que ce mouvement répond aux aspirations de son âme :

des troubles renaissants et d'une guerre impie

Voulez-vous, comme moi, délivrer le pays ?

On promet, on jure. C'est à peine si Nevers a le temps de protester et de chanter que, « parmi ses aïeux, il compte des soldats et pas un assassin. » On l'arrête. Les quarteniers et les échevins accourent et jurent rapidement « de frapper tous à la fois ». Saint-Bris enlève comme un véritable deux-quatre de barrière le récitatif qui appelle les catholiques à la vengeance. Les trois moines, portant des corbeilles avec des écharpes blanches, se précipitent par la porte du fond de l'appartement de Nevers, sans tenir compte de la mise en scène, qui leur recommande de s'avancer lentement. Déjà tous les assistants ont tiré leur épée et leur poignard, que les trois moines bénissent en un tour de main. Les soprani, les ténors, les basses, attaquent avec des cris de rage l'allegro furioso, et, d'un six-huit dramatique, ils font un six-huit de quadrille. Puis, ils sortent en hurlant :

À minuit,

Point de bruit !

Dieu le veut !

Oui,

À minuit.

En ce moment, le public est debout. On s'agite dans les loges, au parterre, aux galeries. Il semble que tous les spectateurs vont s'élancer sur la scène, le bourgmestre van Tricasse en tête, afin de s'unir aux conjurés et d'anéantir les huguenots, dont, d'ailleurs, ils partagent les opinions religieuses. On applaudit, on rappelle, on acclame ! Tatanémance agite d'une main fébrile son bonnet vert-pomme. Les lampes de la salle jettent un éclat ardent.

Raoul, au lieu de soulever lentement la draperie, la déchire par un geste superbe et se trouve face à face avec Valentine.

Enfin ! c'est le grand duo, et il est mené allegro vivace. Raoul n'attend pas les demandes de Valentine et Valentine n'attend pas les réponses de Raoul. Le passage adorable :

Le danger presse

Et le temps vole….

devient un de ces rapides deux-quatre qui ont fait la renommée d'Offenbach, lorsqu'il fait danser des conjurés quelconques. L'andante amoroso :

Tu l'as dit !

Oui, tu m'aimes !

n'est plus qu'un vivace furioso, et le violoncelle de l'orchestre ne se préoccupe plus d'imiter les inflexions de la voix du chanteur, comme il est indiqué dans la partition du maître. En vain Raoul s'écrie :

Parle encore et prolonge

De mon cœur l'ineffable sommeil !

Valentine ne peut pas prolonger ! On sent qu'un feu inaccoutumé le dévore. Ses si et ses ut, au-dessus de la portée, ont un éclat effrayant. Il se démène, il gesticule, il est embrasé.

On entend le beffroi ; la cloche résonne ; mais quelle cloche haletante ! Le sonneur qui la sonne ne se possède évidemment plus. C'est un tocsin épouvantable, qui lutte de violence avec les fureurs de l'orchestre.

Enfin la strette qui va terminer cet acte magnifique :

Plus d'amour, plus d'ivresse,

O remords qui m'oppresse !

que le compositeur indique allegro con moto, s'emporte dans un prestissimo déchaîné. On dirait un train express qui passe. Le beffroi reprend. Valentine tombe évanouie. Raoul se précipite par la fenêtre !

Il était temps. L'orchestre, véritablement ivre, n'aurait pu continuer. Le bâton du chef n'est plus qu'un morceau brisé sur le pupitre du souffleur ! Les cordes des violons sont rompues et les manches tordus ! Dans sa fureur, le timbalier a crevé ses timbales ! le contrebassiste est juché sur le haut de son édifice sonore ! La première clarinette a avalé l'anche de son instrument, et le second hautbois mâche entre ses dents ses languettes de roseau ! La coulisse du trombone est faussée, et enfin le malheureux corniste ne peut plus retirer sa main, qu'il a trop profondément enfoncée dans le pavillon de son cor !

Et le public ! le public, haletant, enflammé, gesticule, hurle ! Toutes les figures sont rouges comme si un incendie eût embrasé ces corps à l'intérieur ! On se bourre, on se presse pour sortir, les hommes sans chapeau, les femmes sans manteau ! On se bouscule dans les couloirs, on s'écrase aux portes, on se dispute, on se bat ! Plus d'autorités ! plus de bourgmestre ! Tous égaux devant une surexcitation infernale …

Et, quelques instants après, lorsque chacun est dans la rue, chacun reprend son calme habituel et rentre paisiblement dans sa maison, avec le souvenir confus de ce qu'il a ressenti.

Le quatrième acte des Huguenots, qui durait autrefois six heures d'horloge, commencé, ce soir-là, à quatre heures et demie, était terminé à cinq heures moins douze.

Il avait duré dix-huit minutes !

 

VIII – Où l'antique et solennelle valse allemande se change en tourbillon.

 

Mais si les spectateurs, après avoir quitté le théâtre, reprirent leur calme habituel, s'ils regagnèrent paisiblement leur logis en ne conservant qu'une sorte d'hébêtement passager, ils n'en avaient pas moins subi une extraordinaire exaltation, et, anéantis, brisés, comme s'ils eussent commis quelque excès de table, ils tombèrent lourdement dans leurs lits.

Or, le lendemain, chacun eut comme un ressouvenir de ce qui s'était passé la veille. En effet, à l'un manquait son chapeau, perdu dans la bagarre, à l'autre un pan de son habit, déchiré dans la mêlée ; à celle-ci, son fin soulier de prunelle, à celle-là sa mante des grands jours. La mémoire revint à ces honnêtes bourgeois, et, avec la mémoire, une certaine honte de leur inqualifiable effervescence. Cela leur apparaissait comme une orgie dont ils auraient été les héros inconscients ! Ils n'en parlaient pas ; ils ne voulaient plus y penser.

Mais le personnage le plus abasourdi de la ville, ce fut encore le bourgmestre van Tricasse.