Or, c’était dans cette paisible demeure que le bourgmestre comptait atteindre les limites les plus reculées de l’existence humaine, après avoir vu toutefois la bonne Mme Brigitte van Tricasse, sa femme, le précéder au tombeau, où elle ne trouverait certainement pas un repos plus profond que celui qu’elle goûtait depuis soixante ans sur la terre.
Cela mérite une explication.
La famille van Tricasse aurait pu s’appeler justement la famille Jeannot. Voici pourquoi :
Chacun sait que le couteau de ce personnage typique est aussi célèbre que son propriétaire et non moins inusable, grâce à cette double opération incessamment renouvelée, qui consiste à remplacer le manche quand il est usé et la lame quand elle ne vaut plus rien. Telle était l’opération, absolument identique, pratiquée depuis un temps immémorial dans la famille van Tricasse, et à laquelle la nature s’était prêtée avec une complaisance un peu extraordinaire. Depuis 1340, on avait vu invariablement un van Tricasse, devenu veuf, se remarier avec une van Tricasse, plus jeune que lui, qui veuve, convolait avec un van Tricasse plus jeune qu’elle, qui veuf, etc., sans solution de continuité. Chacun mourait à son tour avec une régularité mécanique. Or, la digne Mme Brigitte van Tricasse en était à son deuxième mari, et, à moins de manquer à tous ses devoirs, elle devait précéder dans l’autre monde son époux, de dix ans plus jeune qu’elle, pour faire place à une nouvelle van Tricasse. Sur quoi l’honorable bourgmestre comptait absolument, afin de ne point rompre les traditions de la famille.
Telle était cette maison, paisible et silencieuse, dont les portes ne criaient pas, dont les vitres ne grelottaient pas, dont les parquets ne gémissaient pas, dont les cheminées ne ronflaient pas, dont les girouettes ne grinçaient pas, dont les meubles ne craquaient pas, dont les serrures ne cliquetaient pas, et dont les hôtes ne faisaient pas plus de bruit que leur ombre. Le divin Harpocrate l’eût certainement choisie pour le temple du silence.
Où le commissaire Passauf fait une entrée aussi bruyante qu’inattendue.
Lorsque l’intéressante conversation que nous avons rapportée plus haut avait commencé entre le conseiller et le bourgmestre, il était deux heures trois quarts après midi. Ce fut à trois heures quarante-cinq minutes que van Tricasse alluma sa vaste pipe, qui pouvait contenir un quart de tabac, et ce fut à cinq heures et trente-cinq minutes seulement qu’il acheva de fumer.
Pendant tout ce temps, les deux interlocuteurs n’échangèrent pas une seule parole.
Vers six heures, le conseiller, qui procédait toujours par prétermission ou aposiopèse, reprit en ces termes :
« Ainsi nous nous décidons ?...
– À ne rien décider, répliqua le bourgmestre.
– Je crois, en somme, que vous avez raison, van Tricasse.
– Je le crois aussi, Niklausse. Nous prendrons une résolution à l’égard du commissaire civil quand nous serons mieux édifiés... plus tard... Nous ne sommes pas à un mois près.
– Ni même à une année », répondit Niklausse, en dépliant son mouchoir de poche, dont il se servit, d’ailleurs, avec une discrétion parfaite.
Un nouveau silence, qui dura une bonne heure, s’établit encore. Rien ne troubla cette nouvelle halte dans la conversation, pas même l’apparition du chien de la maison, l’honnête Lento, qui, non moins flegmatique que son maître, vint faire poliment un tour de parloir. Digne chien ! Un modèle pour tous ceux de son espèce. Il eût été en carton, avec des roulettes aux pattes, qu’il n’eût pas fait moins de bruit pendant sa visite.
Vers huit heures, après que Lotchè eut apporté la lampe antique à verre dépoli, le bourgmestre dit au conseiller :
« Nous n’avons pas d’autre affaire urgente à expédier, Niklausse ?
– Non, van Tricasse, aucune, que je sache.
– Ne m’a-t-on pas dit, cependant, demanda le bourgmestre, que la tour de la porte d’Audenarde menaçait ruine ?
– En effet, répondit le conseiller, et, vraiment, je ne serais pas étonné qu’un jour ou l’autre elle écrasât quelque passant.
– Oh ! reprit le bourgmestre, avant qu’un tel malheur arrive, j’espère bien que nous aurons pris une décision à l’endroit de cette tour.
– Je l’espère, van Tricasse.
– Il y a des questions plus pressantes à résoudre.
– Sans doute, répondit le conseiller, la question de la halle aux cuirs, par exemple.
– Est-ce qu’elle brûle toujours ? demanda le bourgmestre.
– Toujours, depuis trois semaines.
– N’avons-nous pas décidé en conseil de la laisser brûler ?
– Oui, van Tricasse, et cela sur votre proposition.
– N’était-ce pas le moyen le plus sûr et le plus simple d’avoir raison de cet incendie ?
– Sans contredit.
– Eh bien, attendons. C’est tout ?
– C’est tout, répondit le conseiller, qui se grattait le front comme pour s’assurer qu’il n’oubliait pas quelque affaire importante.
– Ah ! fit le bourgmestre, n’avez-vous pas entendu parler aussi d’une fuite d’eau qui menace d’inonder le bas quartier de Saint-Jacques ?
– En effet, répondit le conseiller. Il est même fâcheux que cette fuite d’eau ne se soit pas déclarée au-dessus de la halle aux cuirs ! Elle eût naturellement combattu l’incendie ; et cela nous aurait épargné bien des frais de discussion.
– Que voulez-vous, Niklausse, répondit le digne bourgmestre, il n’y a rien d’illogique comme les accidents. Ils n’ont aucun lien entre eux, et l’on ne peut pas, comme on le voudrait, profiter de l’un pour atténuer l’autre. »
Cette fine observation de van Tricasse exigea quelque temps pour être goûtée par son interlocuteur et ami.
« Eh mais ? reprit quelques instants plus tard le conseiller Niklausse, nous ne parlons même pas de notre grande affaire !
– Quelle grande affaire ? Nous avons donc une grande affaire ? demanda le bourgmestre.
– Sans doute. Il s’agit de l’éclairage de la ville.
– Ah ! oui, répondit le bourgmestre, si ma mémoire est fidèle, vous voulez parler de l’éclairage du docteur Ox ?
– Précisément.
– Eh bien ?
– Cela marche, Niklausse, répondit le bourgmestre. On procède déjà à la pose des tuyaux, et l’usine est entièrement achevée.
– Peut-être nous sommes-nous un peu pressés dans cette affaire, dit le conseiller en hochant la tête.
– Peut-être, répondit le bourgmestre, mais notre excuse, c’est que le docteur Ox fait tous les frais de son expérience. Cela ne nous coûtera pas un denier.
– C’est, en effet, notre excuse. Puis, il faut bien marcher avec son siècle. Si l’expérience réussit, Quiquendone sera la première ville des Flandres éclairée au gaz oxy... Comment appelle-t-on ce gaz-là ?
– Le gaz oxy-hydrique.
– Va donc pour le gaz oxy-hydrique. »
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Lotchè vint annoncer au bourgmestre que son souper était prêt.
Le conseiller Niklausse se leva pour prendre congé de van Tricasse, que tant de décisions prises et tant d’affaires traitées avaient mis en appétit ; puis il fut convenu que l’on assemblerait dans un délai assez éloigné le conseil des notables, afin de décider si l’on prendrait provisoirement une décision sur la question véritablement urgente de la tour d’Audenarde.
Les deux dignes administrateurs se dirigèrent alors vers la porte qui s’ouvrait sur la rue, l’un reconduisant l’autre. Le conseiller, arrivé au dernier palier, alluma une petite lanterne qui devait le guider dans les rues obscures de Quiquendone, que l’éclairage du docteur Ox n’illuminait pas encore. La nuit était noire, on était au mois d’octobre, et un léger brouillard embrumait la ville.
Les préparatifs de départ du conseiller Niklausse demandèrent un bon quart d’heure, car, après avoir allumé sa lanterne, il dut chausser ses gros socques articulés en peau de vache et ganter ses épaisses moufles en peau de mouton ; puis il releva le collet fourré de sa redingote, rabattit son feutre sur ses yeux, assura dans sa main son lourd parapluie à bec-de-corbin, et se disposa à sortir.
Au moment où Lotchè, qui éclairait son maître, allait retirer la barre de la porte, un bruit inattendu éclata au-dehors.
Oui ! dût la chose paraître invraisemblable, un bruit, un véritable bruit, tel que la ville n’en avait certainement pas entendu depuis la prise du donjon par les Espagnols, en 1513, un effroyable bruit éveilla les échos si profondément endormis de la vieille maison van Tricasse. On heurtait cette porte, vierge jusqu’alors de tout attouchement brutal ! On frappait à coups redoublés avec un instrument contondant qui devait être un bâton noueux manié par une main robuste ! Aux coups se mêlaient des cris, un appel. On entendait distinctement ces mots :
« Monsieur van Tricasse ! monsieur le bourgmestre ! ouvrez, ouvrez vite ! »
Le bourgmestre et le conseiller, absolument ahuris, se regardaient sans mot dire. Cela passait leur imagination. On eût tiré dans le parloir la vieille couleuvrine du château, qui n’avait pas fonctionné depuis 1385, que les habitants de la maison van Tricasse n’auraient pas été plus « épatés ».
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