Hier, vous m’avez fait beaucoup de chagrin, toutes les deux, et j’étais en colère. Mais il faut que cela cesse, je ne veux pas que la maison devienne un enfer... Deux femmes contre moi, et les seules qui m’aiment un peu ! Vous savez, je préférerais tout de suite prendre la porte !

Il ne se fâchait pas, il riait, bien qu’on sentît, au tremblement de sa voix, l’inquiétude de son cœur. Et il ajouta, de son air gai de bonhomie :

― Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, dites au boucher de m’envoyer ma note à part... Et n’ayez pas de crainte, on ne vous demande pas d’y mettre du vôtre, vos sous peuvent dormir.

C’était une allusion à la petite fortune personnelle de Martine. En trente ans, à quatre cents francs de gages, elle avait gagné douze mille francs, sur lesquels elle n’avait prélevé que le strict nécessaire de son entretien ; et, engraissée, presque triplée par les intérêts, la somme de ses économies était aujourd’hui d’une trentaine de mille francs, qu’elle n’avait pas voulu placer chez M. Grandguillot, par un caprice, une volonté de mettre son argent à l’écart. Il était ailleurs, en rentes solides.

― Les sous qui dorment sont des sous honnêtes, dit-elle gravement. Mais monsieur a raison, je dirai au boucher d’envoyer une note à part, puisque toutes ces cervelles sont pour la cuisine à monsieur, et non pour la mienne.

Cette explication avait fait sourire Clotilde, que les plaisanteries sur l’avarice de Martine amusaient d’ordinaire ; et le déjeuner s’acheva plus gaiement. Le docteur voulut aller prendre le café sous les platanes, en disant qu’il avait besoin d’air, après s’être enfermé toute la matinée. Le café fut donc servi sur la table de pierre, près de la fontaine. Et qu’il faisait bon là, dans l’ombre, dans la fraîcheur chantante de l’eau, tandis que, à l’entour, la pinède, l’aire, la propriété entière brûlait, au soleil de deux heures !

Pascal avait complaisamment apporté la fiole de substance nerveuse, qu’il regardait, posée sur la table.

― Ainsi, mademoiselle, reprit-il d’un air de plaisanterie bourrue, vous ne croyez pas à mon élixir de résurrection, et vous croyez aux miracles !

― Maître, répondit Clotilde, je crois que nous ne savons pas tout.

Il eut un geste d’impatience.

― Mais il faudra tout savoir... Comprends donc, petite têtue, que jamais on n’a constaté scientifiquement une seule dérogation aux lois invariables qui régissent l’univers. Seule, jusqu’à ce jour, l’intelligence humaine est intervenue, je te défie bien de trouver une volonté réelle, une intention quelconque, en dehors de la vie... Et tout est là, il n’y a, dans le monde, pas d’autre volonté que cette force qui pousse tout à la vie, à une vie de plus en plus développée et supérieure.

Il s’était levé, le geste large, et une telle foi le soulevait, que la jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune, sous ses cheveux blancs.

― Veux-tu que je te dise mon Credo, à moi, puisque tu m’accuses de ne pas vouloir du tien... Je crois que l’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vérité par la science est l’idéal divin que l’homme doit se proposer. Je crois que tout est illusion et vanité, en dehors du trésor des vérités lentement acquises et qui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de ces vérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur... Oui, je crois au triomphe final de la vie.

Et son geste, élargi encore, faisait le tour du vaste horizon, comme pour prendre à témoin cette campagne en flammes, où bouillaient les sèves de toutes les existences.

― Mais le continuel miracle, mon enfant, c’est la vie... Ouvre donc les yeux, regarde !

Elle hocha la tête.

― Je les ouvre, et je ne vois pas tout... C’est toi, maître, qui es un entêté, quand tu ne veux pas admettre qu’il y a, là-bas, un inconnu où tu n’entreras jamais. Oh ! je sais, tu es trop intelligent pour ignorer cela. Seulement, tu ne veux pas en tenir compte, tu mets l’inconnu à part, parce qu’il te gênerait dans tes recherches... Tu as beau me dire d’écarter le mystère, de partir du connu à la conquête de l’inconnu, je ne puis pas, moi ! le mystère tout de suite me réclame et m’inquiète.

Il l’écoutait en souriant, heureux de la voir s’animer, et il caressa de la main les boucles de ses cheveux blonds.

― Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peux vivre sans illusion et sans mensonge... Enfin, va, nous nous entendrons quand même. Porte-toi bien, c’est la moitié de la sagesse et du bonheur.

Puis, changeant de conversation :

― Voyons, tu vas pourtant m’accompagner et m’aider dans ma tournée de miracles... C’est jeudi, mon jour de visites. Quand la chaleur sera un peu tombée, nous sortirons ensemble.

Elle refusa d’abord, pour paraître ne pas céder ; et elle finit par consentir, en voyant la peine qu’elle lui faisait. D’habitude, elle l’accompagnait.