Sans doute le malade n’était pas guéri, peut-être n’y avait-il là qu’un coup de fouet, car il le sentait surtout excité et fiévreux. Mais n’était-ce donc rien que de gagner des jours ? Il le piqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant la fenêtre, tournait le dos ; et, lorsqu’ils partirent, elle le vit qui laissait vingt francs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, de payer ses malades, au lieu d’en être payé.

Ils firent trois autres visites dans le vieux quartier, puis allèrent chez une dame de la ville neuve ; et, comme ils se retrouvaient dans la rue :

― Tu ne sais pas, dit-il, si tu étais une fille courageuse, avant de passer chez Lafouasse, nous irions jusqu’à la Séguiranne, voir Sophie chez sa tante. Ça me ferait plaisir.

Il n’y avait guère que trois kilomètres, ce serait une promenade charmante, par cet admirable temps. Et elle accepta gaiement, ne boudant plus, se serrant contre lui, heureuse d’être à son bras. Il était cinq heures, le soleil oblique emplissait la campagne d’une grande nappe d’or. Mais, dès qu’ils furent sortis de Plassans, ils durent traverser un coin de la vaste plaine, desséchée et nue, à droite de la Viorne. Le canal récent, dont les eaux d’irrigation devaient transformer le pays mourant de soif, n’arrosait point encore ce quartier ; et les terres rougeâtres, les terres jaunâtres s’étalaient à l’infini, dans le morne écrasement du soleil, plantées seulement d’amandiers grêles, d’oliviers nains, continuellement taillés et rabattus, dont les branches se contournent, se déjettent, en des attitudes de souffrance et de révolte. Au loin, sur les coteaux pelés, on ne voyait que les taches pâles des bastides, que barrait la ligne noire du cyprès réglementaire. Cependant, l’immense étendue sans arbres, aux larges plis de terrains désolés, de colorations dures et nettes, gardait de belles courbes classiques, d’une sévère grandeur. Et il y avait, sur la route, vingt centimètres de poussière, une poussière de neige que le moindre souffle enlevait en larges fumées volantes, et qui poudrait à blanc, aux deux bords, les figuiers et les ronces.

Clotilde, qui s’amusait comme une enfant à entendre toute cette poussière craquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal de son ombrelle.

― Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi donc à gauche.

Mais il finit par s’emparer de l’ombrelle, pour la porter lui-même.

― C’est toi qui ne la tiens pas bien, et puis ça te fatigue... D’ailleurs, nous arrivons.

Dans la plaine brûlée, on apercevait déjà un îlot de feuillages, tout un énorme bouquet d’arbres. C’était la Séguiranne, la propriété où avait grandi Sophie, chez sa tante Dieudonné, la femme du méger. A la moindre source, au moindre ruisseau, cette terre de flammes éclatait en puissantes végétations, et d’épais ombrages s’élargissaient alors, des allées d’une profondeur, d’une fraîcheur délicieuse. Les platanes, les marronniers, les ormeaux poussaient vigoureusement. Ils s’engagèrent dans une avenue d’admirables chênes verts.

Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré, lâcha sa fourche, accourut. C’était Sophie, qui avait reconnu le docteur et la demoiselle, ainsi qu’elle nommait Clotilde. Elle les adorait, elle resta ensuite toute confuse, à les regarder, sans pouvoir dire les bonnes choses dont son cœur débordait. Elle ressemblait à son frère Valentin, elle avait sa petite taille, ses pommettes saillantes, ses cheveux pâles ; mais, à la campagne, loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu’elle eût pris de la chair, d’aplomb sur ses fortes jambes, les joues remplies, les cheveux abondants. Et elle avait de très beaux yeux, qui luisaient de santé et de gratitude. La tante Dieudonné, qui fanait elle aussi, s’était avancée à son tour, criant de loin, plaisantant avec quelque rudesse provençale.

― Ah ! monsieur Pascal, nous n’avons pas besoin de vous, ici ! Il n’y a personne de malade !

Le docteur, qui était simplement venu chercher ce beau spectacle de santé, répondit sur le même ton :

― Je l’espère bien. N’empêche que voilà une fillette qui nous doit un fameux cierge, à vous et à moi !

― Ça, c’est la vérité pure ! Et elle le sait, monsieur Pascal, elle dit tous les jours que, sans vous, elle serait à cette heure comme son pauvre frère Valentin.

― Bah ! nous le sauverons également. Il va mieux, Valentin. Je viens de le voir.

Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurent dans ses yeux. Elle ne put que balbutier :

― Oh ! monsieur Pascal !

Comme on l’aimait ! et Clotilde sentait sa tendresse pour lui s’augmenter de toutes ces affections éparses. Ils restèrent là un instant, à causer, dans l’ombre saine des chênes verts. Puis, ils revinrent vers Plassans, ayant encore à faire une visite.

C’était, à l’angle de deux routes, dans un cabaret borgne, blanc des poussières envolées. On venait d’installer, en face, un moulin à vapeur, en utilisant les anciens bâtiments du Paradou, une propriété datant du dernier siècle. Et Lafouasse, le cabaretier, faisait tout de même de petites affaires, grâce aux ouvriers du moulin et aux paysans qui apportaient leur blé.