Le fâcheux est qu’il ne savait encore comment arriver à ce beau résultat.

Tous les renseignements recueillis, le juge congédia son agent en lui donnant diverses missions et en lui assignant rendez-vous pour le lendemain.

– Surtout, dit-il en finissant, ne perdez pas de vue la fille Gypsy ; elle doit savoir où est l’argent et peut nous mettre sur la trace.

Fanferlot eut un sourire malin.

– Monsieur le juge peut être tranquille, dit-il ; la dame est en bonnes mains.

Resté seul, et bien que la soirée fut avancée, M. Patrigent prit encore bon nombre de mesures qui devaient faire affluer chez lui les dépositions.

Cette affaire s’était absolument emparée de son esprit, et l’irritait et l’attirait tout ensemble. Il lui semblait y découvrir certains côtés obscurs et mystérieux qu’il s’était juré de pénétrer.

Le lendemain, bien avant son heure habituelle, il était à son cabinet. Il entendit ce jour-là Mme Gypsy, fit revenir Cavaillon et envoya chercher M. Fauvel. Et cette activité, il la déploya les jours suivants.

Seuls, deux témoins cités firent défaut. Le premier était le garçon de bureau envoyé par Prosper à la Banque, il était gravement malade d’une chute.

Le second était M. Raoul de Lagors.

Mais leur absence n’empêchait pas le dossier de Prosper de grossir, et le lundi suivant, c’est-à-dire six jours après le vol, M. Patrigent croyait avoir entre les mains assez de preuves morales pour écraser son prévenu.



5

Pendant que sa vie entière était l’objet des plus minutieuses investigations, Prosper était en prison, au secret.

Les deux premières journées ne lui avaient pas paru trop longues.

On lui avait, sur ses instances, donné quelques feuilles de papier, numérotées, dont il devait rendre compte, et il écrivait avec une sorte de rage des plans de défense et des mémoires justificatifs.

Le troisième jour, il commença à s’inquiéter de ne voir personne que les condamnés employés au service des « secrets » et le geôlier chargé de lui apporter ses repas.

– Est-ce qu’on ne va pas m’interroger de nouveau ? demandait-il chaque fois.

– Votre tour viendra, allez, répondait invariablement le geôlier.

Et le temps passait, et le malheureux torturé par les angoisses du secret, qui brise les plus énergiques natures, tombait dans le plus sombre désespoir.

– Suis-je donc ici pour toujours ? s’écriait-il.

Non, on ne l’oubliait pas, car le lundi matin, à une heure où les geôliers ne venaient jamais, il entendit grincer les verrous de la cellule.

D’un bond il se dressa et courut vers la porte.

Mais à la vue d’un homme à cheveux blancs debout sur le seuil, il fut comme foudroyé.

– Mon père, balbutia-t-il, mon père !…

– Oui, votre père…

À la stupeur première de Prosper, un sentiment de joie immense avait succédé.

C’est qu’un père, quoi qu’il arrive, est l’ami sur lequel on doit compter. Aux heures terribles, lorsque tout appui manque, on se souvient de cet homme sur lequel on s’appuyait étant enfant, et, alors même qu’il ne peut rien, sa présence rassure comme celle d’un protecteur tout-puissant.

Sans réfléchir, entraîné par un élan d’effusion attendrie, Prosper ouvrit les bras comme pour se jeter au cou de son père.

M. Bertomy le repoussa durement.

– Éloignez-vous, ordonna-t-il.

Il s’avança alors dans la cellule, dont la porte se referma. Le père et le fils étaient seuls en présence. Prosper brisé, anéanti, M. Bertomy irrité, presque menaçant.

Repoussé par ce dernier ami, un père, le malheureux caissier parut se roidir contre une douleur atroce.

– Vous aussi ! s’écria-t-il, vous !… vous me croyez coupable.

– Épargnez-vous une comédie honteuse, interrompit M. Bertomy, je sais tout.

– Mais je suis innocent, mon père, je vous le jure par la mémoire sacrée de ma mère.

– Malheureux !… s’écria M. Bertomy, ne blasphémez pas !…

Un irrésistible attendrissement le gagna, et c’est d’une voix faible presque inintelligible qu’il ajouta :

– Votre mère est morte, Prosper, et je ne savais pas qu’un jour viendrait où je bénirais Dieu de me l’avoir enlevée. Votre crime l’eût tuée !

Il y eut un long silence ; enfin Prosper reprit :

– Vous m’accablez, mon père, et cela au moment où j’ai besoin de tout mon courage, au moment où je suis victime de la plus odieuse machination.

– Victime ! fit M. Bertomy, victime !… C’est-à-dire que vous essayez de flétrir de vos insinuations l’homme honorable et bon qui a pris soin de vous, qui vous a accablé de bienfaits, qui vous avait assuré une position brillante, qui vous préparait un avenir inespéré. C’est assez de l’avoir volé, ne le calomniez pas.

– Par pitié ! mon père, laissez-moi vous dire…

– Quoi ! vous allez nier peut-être les bontés de votre patron ? Vous étiez cependant si sûr de son affection, qu’un jour vous m’avez écrit, me disant de me préparer à faire le voyage de Paris pour demander à monsieur Fauvel la main de sa nièce. Était-ce donc un mensonge ?…

– Non, répondit Prosper d’une voix étouffée, non…

– Il y a un an de cela ; vous aimiez mademoiselle Madeleine, alors, du moins vous me l’écriviez…

– Mais je l’aime, mon père, plus que jamais ; je n’ai jamais cessé de l’aimer.

M. Bertomy eut un geste de méprisante pitié.

– Vraiment ! s’écria-t-il. Et la pensée de la chaste et pure jeune fille que vous aimiez ne vous arrêtait pas au seuil de la débauche. Vous l’aimiez !… Comment donc osiez-vous, sans rougir, vous présenter devant elle en quittant les flétrissantes compagnies qui étaient les vôtres ?

– Au nom du Ciel ! laissez-moi vous expliquer par quelle fatalité Madeleine…

– Assez, monsieur, assez. Je sais tout, je vous l’ai dit. J’ai vu votre patron hier. Ce matin, j’ai vu votre juge, et c’est à sa bonté que je dois d’avoir pu pénétrer jusqu’à vous. Savez-vous que j’ai dû, moi, me laisser fouiller, déshabiller presque, pour entrer ici. On pensait que je vous apportais une arme.

Prosper n’essayait pas de lutter. Il s’était laissé tomber, désespéré, sur le tabouret de sa prison.

– J’ai vu votre appartement et j’ai compris votre crime. J’ai vu des tentures de soie à toutes les portes et des tableaux à cadres dorés le long de tous les murs.