Il n’y a, en affaires, ni connaissances ni amis. Je dois, je ne suis pas en mesure, vous êtes… pressant ; c’est juste, vous êtes dans votre droit. Suivez mon commis, il vous remettra vos fonds.
Puis se tournant vers les employés qu’avait attirés la curiosité :
– Quant à vous, messieurs, dit-il, veuillez regagner vos bureaux.
En un moment la pièce qui précède la caisse fut vide. Seuls les commis qui y travaillent y étaient restés, et assis devant leur pupitre, le nez sur leur papier, ils semblaient absorbés par leur besogne.
Encore sous le coup des rapides événements qui venaient de se succéder, M. André Fauvel se promenait de long en large, agité, fiévreux, laissant par intervalles échapper quelque sourde exclamation.
Prosper, lui, était resté debout, appuyé à la cloison. Pâle, anéanti, les yeux fixes, il paraissait avoir perdu jusqu’à la faculté de penser.
Enfin, après un long silence, le banquier s’arrêta devant Prosper ; il avait pris son parti et arrêté ses déterminations.
– Il faut pourtant nous expliquer, dit-il ; passez dans votre bureau.
Le caissier obéit sans mot dire, presque machinalement, et son patron le suivit, prenant bien soin de refermer la porte derrière lui.
Rien dans ce bureau n’annonçait le passage de malfaiteurs étrangers à la maison. Tout était en place ; pas un papier n’avait été dérangé.
Le coffre-fort était ouvert, et sur la tablette supérieure on voyait un certain nombre de rouleaux d’or, oubliés ou dédaignés par les voleurs.
M. Fauvel, sans se donner la peine de rien examiner, prit une chaise et ordonna à son caissier de s’asseoir. Il était devenu parfaitement maître de soi et sa physionomie avait repris son expression habituelle.
– Maintenant que nous sommes seuls, Prosper, commença-t-il, n’avez-vous rien à m’apprendre ?
Le caissier tressaillit, comme si cette question eût pu l’étonner.
– Rien, monsieur, dit-il, que je ne vous aie appris.
– Quoi ! rien… Vous vous obstinez à soutenir une fable ridicule, absurde, que personne ne croira. C’est de la folie. Confiez-vous à moi, là est le salut. Je suis votre patron, c’est vrai, mais je suis aussi et avant tout votre ami, votre meilleur ami. Je ne saurais oublier que voici quinze ans que vous m’avez été confié par votre père et que depuis ce temps je n’ai eu qu’à me louer de vos bons et loyaux services. Oui, il y a quinze ans que vous êtes chez moi. Je commençais alors l’édifice de ma fortune, et vous l’avez vue grandir pierre à pierre, assise par assise. Et à mesure que je m’enrichissais, je m’efforçais d’améliorer votre position à vous, qui, tout jeune encore, êtes le plus ancien de mes employés. À chaque inventaire j’ai augmenté vos appointements.
Jamais Prosper n’avait entendu son patron s’exprimer d’une voix si douce, si paternelle. Une surprise profonde se lisait sur ses traits.
– Répondez, poursuivait M. Fauvel, n’ai-je pas toujours été pour vous comme un père ? Dès le premier jour, ma maison vous a été ouverte ; je voulais que ma famille fût la vôtre. Longtemps vous avez vécu comme mon fils, entre mes deux fils et ma nièce Madeleine. Mais vous vous êtes lassé de cette vie heureuse. Un jour, il y a un an de cela, vous avez commencé à nous fuir, et depuis…
Les souvenirs de ce passé évoqué par le banquier se présentaient en foule à l’esprit du malheureux caissier ; peu à peu il s’attendrissait ; à la fin, il fondit en larmes, cachant sa figure entre ses mains.
– On peut tout dire à son père, reprit M. André Fauvel, que l’émotion de Prosper gagnait, ne craignez rien. Un père n’offre pas le pardon, mais l’oubli. Ne sais-je pas les tentations terribles qui, dans une ville comme Paris, peuvent assaillir un jeune homme ? Il est de ces convoitises qui brisent les plus solides probités. Il est des heures d’égarement et de vertige où l’on n’est plus soi, où l’on agit comme un fou, comme un forcené, sans avoir, pour ainsi dire, la conscience de ses actes. Parlez, Prosper, parlez.
– Eh ! que voulez-vous que je vous dise ?
– La vérité. Un homme vraiment honnête peut faillir, mais il se relève et rachète sa faute. Dites-moi : « Oui, j’ai été entraîné, ébloui, la vue de ces masses d’or que je remue a troublé ma raison, je suis jeune, j’ai des passions !… »
– Moi ! murmura Prosper, moi !
– Pauvre enfant, dit tristement le banquier, croyez-vous donc que j’ignore votre vie, depuis un an que vous avez déserté mon foyer ? Vous ne comprenez donc pas que tous vos confrères vous jalousent, qu’ils ne vous pardonnent pas de gagner douze mille francs par an. Jamais vous n’avez fait une folie que je n’en aie été prévenu par une lettre anonyme.
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