Le gardeur de troupeaux
FERNANDO PESSOA
LE GARDEUR
DE
TROUPEAUX
ET LES AUTRES POÈMES D’ALBERTO CAEIRO
traduit du portugais par
ARMAND GUIBERT
GALLIMARD
5, rue Sébastien-Bottin, Paris VIIe
Il a été tiré de cet ouvrage trente et un
exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre
numérotés de 1 à 31.
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction
réservés pour tous pays, y compris la Russie.
© 1960, c‡s Librairie Gallimard.
Fernando Pessoa
Né à Lisbonne le 13 juin 1888. Orphelin de père en 1893. En 1894, crée son premier « hétéronyme », le Chevalier de Pas. En 1896, sa mère, remariée, l’emmène en Afrique du Sud. Études primaires et secondaires à Durban. Retour définitif au Portugal en 1905. Typographe, critique littéraire, secrétaire-interprète à la correspondance commerciale, directeur de la Revue de Commerce et de Comptabilité. Fonde des écoles : paulisme, intersectionnisme, sensationnisme, etc. Traduit de l’anglais des ouvrages de théosophie, fonde des revues, et notamment Orpheu (1915). Songe à s’établir astrologue, invoque son appartenance à la Fraternité de la Rose-Croix. Publie de son vivant quatre plaquettes de vers anglais et un seul recueil en portugais : Message. Laisse un très grand nombre d’inédits au moment de sa mort, survenue le 30 novembre 1935, à l’hôpital Saint-Louis des Français, à Lisbonne.
NOTE D’INTRODUCTION
A
L’ŒUVRE D’ALBERTO CAEIRO
D’entre les prête-noms, ou, selon l’expression même du poète, des « hétéronymes » de cet homme-Protée que fut Fernando Pessoa, Alberto Caeiro se détache avec une netteté particulière, sans doute parce qu’en lui le maître de jeu avait mis toutes ses complaisances. Il s’impose, dans la création triangulaire des avatars principaux, comme le sommet de la pyramide. Les deux autres, Alvaro de Campos et Ricardo Reis, se tiennent pour ses disciples, encore que leur inspiration et leur technique n’aient avec les siennes que de faibles points de contact. Le seul lien qui les puisse rattacher les uns aux autres, je le verrais dans un certain désabusement devant la vie qui passe, et qui ramène leur nature profonde à l'éternelle notion ibérique du todo es nada.
Sa genèse, nous la connaissons par une page précieuse de Fernando Pessoa: « Un jour, nous dit-il, c’était le 8 mars 1914 — je m’approchai d’une haute commode et, prenant un papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais toutes les fois que cela m’est possible. Et j’écrivis trente et quelques poèmes à la file, en une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et jamais je n’en pourrai connaître de semblable. Je partis d’un titre, Le Gardeur de Troupeaux. Et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui je ne tardai pas à donner le nom d’Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de l’expression : en moi était apparu mon maître. Telle fut la sensation immédiate que j’éprouvai. A tel point que, sitôt écrits ces trente et quelques poèmes, je pris incontinent un autre papier et j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes qui constituent Pluie Oblique, de Fernando Pessoa... Ce fut le retour de Fernando Pessoa-Alberto Caeiro à Fernando Pessoa tout seul. Ou, mieux encore, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu’Alberto Caeiro. »
A peine mis au monde, Alberto Caeiro devient un centre de gravitation : de la nébuleuse pessoenne se détachent aussitôt, avec leur état civil, leurs particularités physiques et psychiques, et naturellement leur style propre (celui qu’ils avaient avant de connaître Caeiro et celui qui porte son empreinte) les deux hétéronymes que nous avons cités : Ricardo Reis et Alvaro de Campos. Jamais ils ne chevauchent ni ne coïncident, mais il va de soi qu’ils se complètent et s’éclairent mutuellement, à condition qu’on leur adjoigne l’artisan de cette dramaturgie incarnée, l’homme de chair qui signe de son nom réel, Fernando Pessoa.
Cet Alberto Caeiro dont nous avons rassemblé ici tous les textes, et dont la mort — évidemment fictive — a fait verser à son créateur de vraies larmes, qui est-il ? Né d’une transe de l’état second, il serait surprenant qu’il fût d’obédience cartésienne. Sensualiste à l’extrême, il suit cependant les injonctions d’une logique spontanée. Citadin dont toute la vie s’est écoulée à la campagne, il écrit comme on parle, et un peu comme on psalmodie pour soi seul. Au contraire de celui qui l’a engendré, et qui a devancé les surréalistes dans le goût de l’occulte et de l’insubstantiel, il est le poète meme de l’évidence — mais une évidence qui naît d’un perpétuel étonnement et qui n’aboutit jamais au conformisme :
L'effarante réalité des choses
est ma découverte de tous les jours.
Je vois en lui une sorte de sage bédouin, plus proche de l’hédonisme de l'Islam que de l’acceptation chrétienne des imperfections de ce monde, un semi-autodidacte expansif, assez prolixe, et ruisselant de lucidité. Qu’on le rattache un jour à la tradition d’un certain lyrisme hellénique, il n’y aurait là rien de surprenant : son accent n’a jamais le flou et l’ouaté propres à la poésie atlantique. Il peut irriter par ses répétitions, par ses truismes, voire par un certain méphistophélisme un peu facile, mais on pardonne tous ses travers à un homme qui jamais n’a cédé « à l’erreur de vouloir comprendre avec la seule intelligence ».
A. G.
A LA MÉMOIRE D'ALBERT CAMUS
CETTE TRADUCTION EST DÉDIÉE
A.
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