Le regard était d’un bleu qui ne cessait de vous fixer. L’observateur était-il frappé par une singularité, il la découvrait dans le front qui, sans être haut, était puissamment blanc. Je le répète : c’était par sa blancheur, qui paraissait supérieure à la pâleur du visage, qu’il avait de la majesté. Les mains assez fines, mais point trop ; la paume était grande. L’expression de la bouche, la dernière chose que l’on remarquait — comme si le don de la parole eût été, pour cet homme, moins que le fait d’exister — était celle d’un sourire comme celui qu’on attribue en poésie aux choses inanimées qui sont belles uniquement parce qu’elles plaisent — fleurs, champs vastes, eaux ensoleillées — un sourire tenant à l’existence, non à la parole.
Mon maître, mon maître, si tôt perdu ! Je le revois dans l’ombre qu’en moi je suis, dans le souvenir que je conserve de ce qu’il y a de mort en moi...
Ce fut au cours de notre premier entretien... Je ne sais comme, il en vint à dire : « Il y a ici un certain Ricardo Reis qui aimera certainement vous connaître : il est très différent de vous » — sur quoi il ajouta : « Tout est différent de nous, et c’est par là que tout existe. »
Cette phrase, proférée comme un axiome de la terre, exerça sur moi la séduction d’une secousse sismique, comme celle de toutes les premières possessions, qui pénétra jusqu’aux fondations de mon âme. Mais, à l’inverse de la séduction matérielle, l’effet en moi fut de recevoir tout à coup, dans toutes mes sensations, une virginité qui jusque-là m’avait fait défaut.
Alors que je faisais un jour allusion à la conception directe des choses, qui caractérise la sensibilité de Caeiro, je lui citai, avec une tout amicale malignité, les termes par lesquels Wordsworth désigne un insensible :
A primrose by the river's brim
A yellow primrose was to him,
And it was nothing more.
Et je traduisis (en omettant la traduction de primrose, car je ne sais le nom ni des fleurs ni des plantes) : « Une fleur au bord de la rivière — était pour lui une fleur jaune — rien de plus elle n’était. »
Mon maître Caeiro se mit à rire : « Cette simplicité convenait parfaitement : une fleur jaune n’est en fait rien d’autre qu’une fleur jaune. »
Mais tout à coup il réfléchit.
« Il y a une différence, ajouta-t-il. Cela dépend si l’on considère la fleur jaune comme une des diverses fleurs jaunes, ou bien comme cette fleur jaune en soi. »
Il dit ensuite : « Ce que votre poète anglais voulait dire, c’est que pour l’individu en question cette fleur jaune était chose d’observation courante, chose déjà connue. Voilà précisément ce qui cloche. Toute chose que nous voyons, nous devons la voir toujours pour la première fois, parce qu’en réalité c’est la première fois que nous la voyons. Et alors chaque fleur jaune est une nouvelle fleur jaune, fût-elle ce qu’on appelle la même que la veille. La personne n’est plus la même et la fleur non plus. Le jaune lui-même ne saurait plus être le même. Il est regrettable que les gens n’aient pas exactement les yeux propres à leur enseigner cela, car autrement nous serions tous heureux. »
*
* *
Mon maître Caeiro n’était pas un païen : il était le paganisme même. Ricardo Reis est un païen, Antonio Mora est un païen, et je suis un païen ; Fernando Pessoa lui-même serait un païen, s’il n’était un écheveau enroulé en dedans. Mais Ricardo Reis est païen par caractère, Antonio Mora païen par intelligence, moi je suis païen par révolte, c’est-à-dire par tempérament. Chez Caeiro le paganisme se passait d’explication : c’était un phénomène de consubstantiation.
Je vais définir cela de la façon dont se définissent les choses indéfinissables : par l’échappatoire de l’exemple. Une des choses qui nous ébranlent le plus nettement par rapport aux Grecs, c’est, chez ces derniers, l’absence du concept de l’infini, la répugnance de l’infini. Or mon maître Caeiro avait précisément ce même non-concept. Je vais rapporter, avec, je le crois, une grande exactitude, la conversation surprenante au cours de laquelle il me le révéla.
Il me signalait, en développant d’ailleurs ce qu’il dit dans un des poèmes du Gardeur de Troupeaux, que je ne sais qui l’avait appelé un jour « poète matérialiste ». Sans trouver l’expression juste, car mon maître Caeiro n’est définissable par aucune phrase juste, il dit toutefois que le qualificatif n’était pas totalement absurde. Et je lui expliquai tant bien que mal ce qu’est le matérialisme classique. Caeiro m’écouta attentivement, un air douloureux sur le visage, après quoi il me dit brusquement :
— Mais voilà qui est fort stupide. C’est une histoire de curés sans religion, et par conséquent sans aucune excuse.
Interdit, j’attirai son attention sur diverses similitudes entre le matérialisme et sa doctrine à lui, à la réserve de la poésie de ladite doctrine. Caeiro protesta :
— Mais c’est ce que vous appelez poésie qui est tout. Ce n’est même pas poésie : c’est voir. Ces matérialistes-là sont aveugles. Vous dites qu’ils prétendent que l’espace est infini. Où ont-ils vu cela dans l’espace ?
Et moi, désorienté :
— Vous ne concevez donc pas l’espace comme infini ?
— Je ne conçois rien comme infini. Comment pourrais-je concevoir une chose quelconque comme infinie ?
— Mon ami, lui dis-je, supposez un espace.
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