»

Car tout le monde aime les fleurs parce quelles 

sont belles, et moi je suis différent.

Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils 

sont verts et donnent de l’ombre, mais 

pas moi.

J’aime les fleurs parce qu’elles sont des fleurs, 

directement.

J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, 

sans ma pensée.



fin de l’œuvre d’alberto caeiro



ALBERTO CAEIRO

JUGÉ

par

RICARDO REIS1



Dans ces poèmes en apparence si simples, le critique enclin à une analyse scrupuleuse se trouve progressivement en présence d’éléments de plus en plus inattendus, de plus en plus complexes. Tenant pour axiomatique ce qui le frappe d’emblée, le naturel et la spontanéité des poèmes de Caeiro, il s’émerveille de constater qu’ils sont, en même temps, rigoureusement unifiés par une pensée philosophique qui, non seulement les coordonne et les enchaîne, mais qui, plus encore, prévoit les objections, devance les critiques et explique les défauts par leur intégration dans la substance spirituelle de l’œuvre. Ainsi, alors que Caeiro se donne pour un poète objectif, ce qu’effectivement il est, nous le surprenons, dans quatre de ses chansons, en train d’exprimer des impressions entièrement subjectives. Mais nous n’avons pas la satisfaction cruelle de nous croire à même de lui indiquer qu’il a fait fausse route. Dans le poème qui précède immédiatement ces chansons, il explique qu’elles furent écrites au cours d’une maladie, et que, partant, elles doivent de toute nécessité être différentes de ses œuvres normales, pour cette seule raison que la maladie n’est pas la santé. Et c’est ainsi que le critique se trouve empêché de porter à ses lèvres la coupe de sa satisfaction cruelle.

... Celui-là seul qui lira cette œuvre dans un esprit de patience autant que de promptitude, pourra évaluer ce qu’a de déconcertant cette prévision, cette cohérence intellectuelle (plus encore que sentimentale ou émotive).

Là réside, toutefois, l’esprit païen dans sa vérité. Cet ordre et cette discipline que possédait le paganisme, et cette intelligence rationnelle des choses, qui était son apanage et qui a cessé d’être nôtre, se trouvent là. S’il manque, en effet, dans la forme, il est ici dans l’essence.

Et ce n’est pas la forme extérieure du paganisme, je le répète, que Caeiro est venu reconstruire ; c’est l’essence qu’il a rappelée de l’Averne, tel Orphée Eurydice, par la magie harmonique (mélodique) de son émotion.

Quels sont, d’après mes canons de jugement, les défauts de cette œuvre ? Ils ne sont qu’au nombre de deux, et ils ne ternissent guère son éclat frère des dieux.

Il manque aux poèmes de Caeiro ce qui devait les compléter : la discipline extérieure susceptible de donner à leur force l’ordre et la cohérence qui régnent à l’intime de l’Œuvre. Il a choisi, ainsi qu’on le voit, un vers qui, tout fortement personnel qu’il est — comme il ne pouvait laisser de l’être — est encore le vers libre des modernes. Il n’a pas subordonné l’expression à une discipline comparable à celle à quoi il a presque toujours subordonné l’émotion, et, toujours, l’idée. On lui pardonne cette déficience, parce qu’on pardonne beaucoup aux innovateurs ; mais on ne saurait avancer que ce soit là une déficience, plutôt qu’un signe de distinction.

Tout de même, l’émotion se ressent encore un peu du milieu chrétien dans lequel a surgi en ce monde l’âme du poète. L’idée, toujours essentiellement païenne, a parfois recours à un tégument émotif inadéquat. Dans Le Gardeur de Troupeaux, il y a un perfectionnement graduel dans cette direction : les poèmes de la fin — et surtout les quatre ou cinq qui précèdent les deux derniers — sont d’une parfaite unité idéo-émotive. Je pardonnerais au poète qu’il fût ainsi resté esclave de certains accessoires sentimentaux de la mentalité chrétienne, s’il ne parvenait jamais, jusqu’à la fin de son œuvre, à se libérer d’eux. Mais si, à un certain moment de son évolution poétique, il y est parvenu, je l’incrimine, et sévèrement (comme sévèrement, d’homme à homme, je l’ai incriminé), de ne pas retourner à ses poèmes antérieurs, en les ajustant à la discipline acquise et, au cas où certains d’entre eux ne se soumettraient pas à cette discipline, en les biffant entièrement. Mais le courage de sacrifier ce qui est fait est chez le poète la chose la plus rare. Plus difficile est de refaire que de faire une première fois. En vérité, au rebours de ce qu’affirme l’adage français, il n’y a que le dernier pas qui coûte.

C’est ainsi que je trouve tel poème du recueil, si attendrissant — et de façon si irritante — pour un chrétien, absolument déplorable pour un poète objectif, pour un reconstructeur de l’essence du paganisme. Dans ce poème l’auteur s’abaisse jusqu’aux couches les plus basses du subjectivisme d’inspiration chrétienne, au point d’atteindre ce mélange de l’objectif et du subjectif qui est l’affection spécifique des plus morbides d’entre les modernes (depuis certains points de l’œuvre intolérable du malheureux appelé Victor Hugo jusqu’à la quasi-totalité du magma amorphe qui parfois tient lieu de poésie chez nos contemporains mystiques.

J’exagère, peut-être, et, qui sait ? je m’abuse. Ayant tiré parti de la résurrection du paganisme opérée par Caeiro, et, ayant, comme tous ceux qui tirent parti d’un résultat acquis, atteint à l’art facile de perfectionner, qui est un art de deuxième main, peut-être est-il ingrat de ma part de me révolter contre les défauts inhérents à une innovation dont j’ai fait mon profit. Mais, si je les tiens pour des défauts, je me dois, tout en les excusant, de leur donner ce nom. Magis amica veritas.


1 Note de Ricardo Reis, publiée pour la première fois dans Obra Poética de Fernando Pessoa, 1 vol., Ed. José Aguilar, Rio de Janeiro, 1960.


A PROPOS DU POÈME VIII

DU

« Gardeur de Troupeaux »


« ... J’ai construit en moi divers personnages distincts entre eux et de moi-même, personnages auxquels j’ai attribué des poèmes divers qui ne sont pas ceux que, étant donné mes sentiments et mes idées, j’écrirais.

C’est ainsi que doivent être considérés ces poèmes de Caeiro, ceux de Ricardo Reis et ceux d’Alvaro de Campos. Il ne faut chercher en aucun d’eux des idées ou des sentiments qui soient miens, car beaucoup d’entre eux expriment des idées que je n’accepte pas, des sentiments que je n’ai jamais éprouvés. Il n’est que de les lire tels qu’ils sont, ce qui est d’ailleurs la vraie façon de lire.

Un exemple : j’ai écrit avec un haut-le-corps de répugnance le huitième poème du Gardeur de Troupeaux, avec son blasphème puéril et son antispiritualisme absolu. Dans mon être propre, et apparemment réel, avec lequel je vis socialement et objectivement, je n’ai jamais recours au blasphème, et je ne suis pas antispiritualiste. Alberto Caeiro, toutefois, tel que je l’ai conçu, est ainsi ; c’est ainsi qu’il doit donc écrire, que je le veuille ou non. Me dénier le droit d’en user ainsi, ce serait la même chose que de dénier à Shakespeare le droit de donner expression à l’âme de Lady Macbeth, sous prétexte que lui, poète, n’était ni une femme, ni, autant qu’on le sache, un hystéro-épileptique... » (Note de F.