elle était déjà presque à l’agonie... et méconnaissable ; le choléra s’était déclaré dans le village... Le soir, cinq personnes étaient mortes... Votre mère n’a eu que le temps de vous passer la médaille au cou, ma chère petite Rose... de vous recommander toutes deux à moi... de me supplier de nous mettre tout de suite en route ; elle morte, le nouvel ordre d’exil qui la frappait ne pouvait plus vous atteindre ; le gouverneur m’a permis de partir avec vous pour la France, selon les dernières volontés de votre...

Le soldat ne put achever ; il mit sa main sur ses yeux pendant que les orphelines s’embrassaient en sanglotant.

– Oh ! mais, reprit Dagobert avec orgueil, après un moment de douloureux silence, c’est là que vous vous êtes montrées les braves filles du général... Malgré le danger, on n’a pu vous arracher du lit de votre mère ; vous êtes restées auprès d’elle jusqu’à la fin... Vous lui avez fermé les yeux, vous l’avez veillée toute la nuit... et vous n’avez voulu partir qu’après m’avoir vu planter la petite croix de bois sur la fosse que j’avais creusée.

Dagobert s’interrompit brusquement. Un hennissement étrange, désespéré, auquel se mêlaient des rugissements féroces, firent bondir le soldat sur sa chaise ; il pâlit et s’écria :

– C’est Jovial, mon cheval ! que fait-on à mon cheval ?

Puis, ouvrant la porte, il descendit précipitamment l’escalier.

Les deux sœurs se serrèrent l’une contre l’autre, si épouvantées du brusque départ du soldat, qu’elles ne virent pas une main énorme passer à travers les carreaux cassés, ouvrir l’espagnolette de la fenêtre, en pousser violemment les vantaux et renverser la lampe placée sur une petite table où était le sac du soldat.

Les orphelines se trouvèrent ainsi plongées dans une obscurité profonde.

 

 

XI

 

Jovial et la Mort

 

Morok, ayant conduit Jovial au milieu de sa ménagerie, l’avait ensuite débarrassé de la couverture qui l’empêchait de voir et de sentir.

À peine le tigre, le lion et la panthère l’eurent-ils aperçu, que ces animaux affamés se précipitèrent aux barreaux de leurs loges. Le cheval, frappé de stupeur, le cou tendu, l’œil fixe, tremblait de tous ses membres, et semblait cloué sur le sol ; une sueur abondante et glacée ruissela tout à coup de ses flancs. Le lion et le tigre poussaient des rugissements effroyables, en s’agitant violemment dans leurs loges. La panthère ne rugissait pas... mais sa cage muette était effrayante. D’un bond furieux, au risque de se briser le crâne, elle s’élança du fond de sa cage jusqu’aux barreaux ; puis, toujours muette, toujours acharnée, elle retournait en rampant à l’extrémité de sa loge, et d’un nouvel élan, aussi impétueux qu’aveugle, elle tentait encore d’ébranler le grillage. Trois fois, elle avait ainsi bondi... terrible, silencieuse... lorsque le cheval, passant de l’immobilité de la stupeur à l’égarement de l’épouvante, poussa de longs hennissements, et courut, effaré, vers la porte par laquelle on l’avait amené. La trouvant fermée, il baissa la tête, fléchit un peu les jambes, frôla de ses naseaux l’ouverture laissée entre le sol et les ais, comme s’il eût voulu respirer l’air extérieur ; puis, de plus en plus éperdu, il redoubla de hennissements en frappant avec force de ses pieds de devant.

Le Prophète s’approcha de la cage de la Mort au moment où elle allait reprendre son élan. Le lourd verrou qui retenait la grille, poussé par la pique du dompteur des bêtes, glissa, sortit de sa gâche... et en une seconde le Prophète eut gravi la moitié de l’échelle qui conduisait à son grenier.

Les rugissements du tigre et du lion, joints aux hennissements de Jovial, retentirent alors dans toutes les parties de l’auberge.

La panthère s’était de nouveau précipitée sur le grillage avec un acharnement si furieux que, le grillage cédant, elle tomba d’un saut au milieu du hangar. La lumière du fanal miroitait sur l’ébène lustrée de sa robe, semée de mouchetures d’un noir mat... un instant elle resta sans mouvement, ramassée sur ses membres trapus... la tête allongée sur le sol, comme pour calculer la portée du bond qu’elle allait faire pour atteindre le cheval, puis elle s’élança brusquement sur lui.

En la voyant sortir de sa cage, Jovial, d’un violent écart, se jeta sur la porte, qui s’ouvrait de dehors en dedans... y pesa de toutes ses forces, comme s’il eût voulu l’enfoncer, et au moment où la Mort bondit il se cabra presque droit ; mais celle-ci, rapide comme l’éclair, se suspendit à sa gorge en lui enfonçant en même temps les ongles aigus de ses pattes de devant dans le poitrail. La veine jugulaire du cheval s’ouvrit ; des jets de sang vermeil jaillirent sous la dent de la panthère de Java, qui, s’arc-boutant alors sur ses pattes de derrière, serra puissamment sa victime contre la porte, et de ses griffes tranchantes lui laboura et lui ouvrit le flanc... la chair du cheval était vive et pantelante, ses hennissements strangulés devenaient épouvantables.

Tout à coup ces mots retentirent :

– Jovial... courage... me voilà... courage...

C’était la voix de Dagobert, qui s’épuisait en tentatives désespérées pour forcer la porte derrière laquelle se passait cette lutte sanglante.

– Jovial ! reprit le soldat, me voilà...