Ermingot et Godefroy.
J'ignore si ces messieurs vivent encore et font le même métier; mais, ma foi, à tout hasard, nous citons les noms, espérant qu'on ne prendra pas les lignes que nous écrivons pour une réclame.
MM. Ermingot et Godefroy allèrent aux informations; ils surent qu'Eugène Sue devait hériter d'une centaine de mille francs de son grand-père maternel et de quatre à cinq cent mille francs de son père. Ils comprirent qu'ils pouvaient se risquer.
Ils parlèrent de vins qu'ils avaient à vendre dans d'excellentes conditions et sur lesquels il y avait à gagner cent pour cent! Eugène Sue répondit qu'il lui serait agréable d'en acheter pour une certaine somme.
Il reçut, en conséquence, une invitation à déjeuner à Bercy pour lui et un de ses amis.
Il jeta les yeux sur Desforges; Desforges passait pour l'homme rangé de la société, et le docteur Sue avait la plus grande confiance en lui.
On était attendu aux Gros-Marronniers.
Le déjeuner fut splendide; on fit goûter aux deux jeunes gens les vins dont ils venaient faire l'acquisition, et Eugène Sue, sur lequel s'opérait particulièrement la séduction, en fut si content, qu'il en acheta, séance tenante, pour quinze mille francs, que, séance tenante toujours, il régla en lettres de change.
Le vin fut déposé dans une maison tierce, avec faculté pour Eugène Sue de le faire goûter, de le vendre et de faire dessus tels bénéfices qu'il lui conviendrait.
Huit jours après, Eugène Sue revendait à un compère de la maison Ermingot et Godefroy son lot de vins pour la somme de quinze cents francs payés comptant.
On perdait treize mille cinq cents francs sur la spéculation, mais on avait quinze cents francs d'argent frais. C'était de quoi réaliser l'ambition qui, depuis un an, empêchait les deux amis de dormir: un groom, un cheval et un cabriolet.
Comment, demandera le lecteur, peut-on avoir, avec quinze cents francs, un groom, un cheval et un cabriolet?
C'est inouï, le crédit que donnent quinze cents francs d'argent comptant, surtout quand on est fils de famille et que l'on peut s'adresser aux fournisseurs de son père.
On acheta le cabriolet chez Sailer, carrossier du docteur, et l'on donna cinq cents francs à compte; on acheta le cheval chez Kunsmann, où l'on prenait des leçons d'équitation, et l'on donna cinq cents francs à compte. On restait à la tête de cinq cents francs: on engagea un groom que l'on habilla de la tête aux pieds; ce n'était pas ruineux, on avait crédit chez le tailleur, le bottier et le chapelier.
On était arrivé à ce magnifique résultat, au commencement de l'hiver de 1823 à 1824.
Le cabriolet dura tout l'hiver.
Au printemps, on résolut de monter un peu à cheval pour saluer les premières feuilles.
Un matin; on partit; Eugène Sue et Desforges, à cheval, étaient suivis de leur groom, à cheval comme eux.
À moitié chemin des Champs-Élysées, comme on était en train de distribuer des saluts aux hommes et des sourires aux femmes, un cacolet vert s'arrête, une tête sort par la portière et examine avec stupéfaction les deux élégants.
La tête était celle du docteur Sue, le cacolet vert était ce que l'on appelait dans la famille la voiture aux trois lanternes. C'était une voiture basse inventée par le docteur Sue, et de laquelle on descendait sans marchepied: l'aïeule de tous nos petits coupés d'aujourd'hui.
Cette tête frappa les deux jeunes gens comme eût fait celle de Méduse; seulement, au lieu de les pétrifier, elle leur donna des ailes; ils partirent au galop.
Par malheur, il fallait rentrer; on ne rentra que le surlendemain, c'est vrai, mais on rentra.
La justice veillait à la porte sous les traits du docteur Sue; il fallut tout avouer, et ce fut même un bonheur que l'on avouât tout. La maison Ermingot et Godefroy commençait de montrer les dents sous la forme de papier timbré.
L'homme d'affaires du docteur Sue fut chargé d'entrer en arrangement avec MM. Ermingot et Godefroy; ces messieurs, au reste, venaient d'avoir un petit désagrément en police correctionnelle, ce qui les rendit tout à fait coulants.
Moyennant deux mille francs, ils rendirent les lettres de change et donnèrent quittance générale.
Sur quoi, Eugène Sue s'engagea à rejoindre son poste à l'hôpital militaire de Toulon.
Desforges perdit toute la confiance du docteur. Il fut reconnu par l'enquête qu'il avait trempé jusqu'au cou dans l'affaire Ermingot et Godefroy, et il fut mis à l'index; ce qui le détermina — facilité toujours par sa fortune personnelle — à suivre Eugène Sue à Toulon.
Damon n'eût pas donné une plus grande preuve de dévouement à
Pythias.
On passa la dernière nuit ensemble: de Leuven, Adam, Desforges,
Romieu, Croissy, Millaud, un cousin d'Eugène Sue, charmant garçon
qui est allé mourir depuis en Amérique, Mira, le fils du célèbre
Brunet, dont un duel fatal illustra depuis l'adresse.
Au moment du départ, l'enthousiasme fut tel, que Romieu et Mira résolurent d'escorter la diligence.
Eugène Sue et Desforges étaient dans le coupé; Romieu et Mira galopaient aux deux portières.
Romieu galopa jusqu'à Fontainebleau; là, il lui fallut absolument descendre de cheval.
Mira, s'entêtant, fit trois lieues de plus puis force lui fut de s'arrêter à son tour.
La diligence continua majestueusement son chemin, laissant les blessés en route.
On arriva le cinquième jour à Toulon.
Le premier soin des exilés fut d'écrire, pour avoir des nouvelles de leurs amis.
Romieu avait été ramené dans la capitale sur une civière.
Mira avait préféré attendre sa convalescence là où il était, et, quinze jours après, rentrait à Paris en voiture.
On s'installa à Toulon et l'on commença de faire les beaux avec les restes de la splendeur parisienne. Ces restes de splendeur, un peu fanés, étaient du luxe à Toulon.
Les Toulonnais ne tardèrent pas à regarder les nouveaux venus d'un mauvais oeil; ils appelaient Eugène Sue, le _Beau Sue. _Les Toulonnais faisaient un calembour auquel l'orthographe manquait, mais qui se rachetait par la consonance.
Le calembour eut d'autant plus de succès là-bas, qu'Eugène Sue, très beau garçon, du reste, nous l'avons dit déjà, avait la tête un peu dans les épaules.
Mais le haro redoubla, quand on vit tous les soirs venir les muscadins au théâtre, et que l'on s'aperçut qu'ils y venaient particulièrement pour lorgner la première amoureuse, Mlle Florival.
C'était presque s'attaquer aux autorités: le sous-préfet protégeait la première amoureuse.
Les deux Parisiens s'entêtèrent et demandèrent leurs entrées dans les coulisses. Desforges faisait valoir sa qualité d'auteur dramatique; il avait eu deux ou trois vaudevilles joués à Paris.
Eugène Sue était vierge de toute espèce de littérature et ne donnait aucun signe de vocation pour la carrière d'homme de lettres; il était plutôt peintre. Gamin, il avait couru les ateliers, dessinait, croquait, brossait.
Il y a sept ou huit ans à peine, que je voyais encore, dans une des anciennes rues qui longeaient la Madeleine, un cheval qu'il avait dessiné sur la muraille avec du vernis noir et un pinceau à cirer les bottes.
Le cheval s'est écroulé avec la rue.
La porte des coulisses restait donc impitoyablement fermée; ce qui donnait aux Toulonnais le droit incontestable de goguenarder les Parisiens.
Par bonheur, Louis XVIII était mort le 15 septembre 1824, et Charles X avait eu l'idée de se faire sacrer; la cérémonie devait avoir lieu dans la cathédrale de Reims, le 26 mai 1825.
Maintenant, comment la mort du roi Louis XVIII à Paris, comment le sacre du roi Charles X à Reims pouvaient-ils faire ouvrir les portes du théâtre de Toulon à Desforges et à Eugène Sue?
Voici.
Desforges proposa à Eugène Sue de faire, sur le sacre, ce que l'on appelait, à cette époque, un _à-propos. _Eugène Sue accepta, bien entendu.
L'_à-propos _fut représenté au milieu de l'enthousiasme universel.
J'ai encore cette bluette, écrite tout entière de la main d'Eugène
Sue.
Le même soir, les deux auteurs avaient, d'une façon inattaquable, leurs entrées dans les coulisses, et par suite chez Mlle Florival.
Ils en profitèrent conjointement et sans jalousie aucune.
Sous ce rapport, Eugène Sue avait des idées de communisme innées.
Vers le mois de juin 1825, Damon et Pythias se séparèrent.
Eugène Sue resta seul en possession de ses entrées au théâtre et chez Mlle Florival. Desforges partit pour Bordeaux, où il fonda Le Kaléidoscope.
Pendant ce temps, Ferdinand Langlé fondait La Nouveauté à Paris.
Vers la fin de 1825, Eugène Sue revint de Toulon.
Il trouva un centre littéraire auquel s'étaient ralliés les anciens hôtes de la rue du Rempart.
C'était La Nouveauté.
Les principaux rédacteurs du journal étaient de Brucker, Michel Masson, Romieu, Rousseau, Garnier-Pagès aîné, de Leuven, Dupeuty, de Villeneuve, Cavé, Vulpian et Desforges.
Desforges avait abandonné son fruit en province pour venir se rallier à la création de Ferdinand Langlé.
Le petit journal était en pleine prospérité. Depuis la représentation de son à-propos à Toulon, Eugène Sue était auteur dramatique, par conséquent, homme de lettres. Son cousin étant rédacteur en chef, il se trouva tout naturellement rédacteur particulier.
On lui demanda des articles; il en fit quatre; cette série était intitulée L'Homme-mouche.
Ce sont les premières lignes sorties de la plume de l'auteur de _Mathilde _et des _Mystères de Paris _qui aient été imprimées.
Mais on comprend que _La Nouveauté _ne payait point ses rédacteurs au poids de l'or; d'un autre côté, le docteur Sue restait inflexible: il avait sur le coeur non seulement le vin bu, mais encore le vin gâté.
On avait bien une ressource extrême dont je n'ai pas encore parlé et que je réservais, comme son propriétaire, pour les grandes occasions: c'était une montre Louis XVI, à fond d'émail, entourée de brillants, donnée par la marraine, l'impératrice Joséphine.
Dans les cas extrêmes, on la portait au mont-de-piété et l'on en avait cent cinquante francs.
Elle défraya le mardi gras de 1826; mais, le mardi gras passé, après avoir traîné le plus longtemps possible, il fallut prendre un grand parti et s'en aller à la campagne.
Bouqueval, la campagne du docteur Sue, offrait aux jeunes gens son hospitalité champêtre et frugale; on alla à Bouqueval.
Pâques arriva, et, avec Pâques, un certain nombre de convives. Chacun avait promis d'apporter son plat, qui un homard, qui un poulet rôti, qui un pâté.
Or, il arriva que, chacun comptant sur son voisin, l'argent manquant à tous, personne n'apporta rien.
Il fallait cependant faire la pâque; c'eût été un péché que de ne pas fêter un pareil jour.
On alla droit aux étables et l'on égorgea un mouton.
Par malheur, le mouton était un magnifique mérinos que le docteur gardait comme échantillon.
Il fut dépouillé, rôti, mangé jusqu'à la dernière côtelette.
Lorsque le docteur apprit ce nouveau méfait, il se mit dans une abominable colère; mais aux colères paternelles, Eugène Sue opposait une admirable sérénité.
C'était un charmant caractère que celui de notre pauvre ami, toujours gai, joyeux, riant.
Il devint triste, mais resta bon.
Ordre fut donné à Eugène Sue de quitter Paris.
Il passa dans la marine, et fit deux voyages aux Antilles.
De là la source d'_Atar-Gull, _de là l'explication de ces magnifiques paysages qui semblent entrevus dans un pays de fées, à travers les déchirures d'un rideau de théâtre.
Puis il revint en France. Une bataille décisive se préparait contre les Turcs. Eugène Sue s'embarqua, comme aide-major, à bord du _Breslau, _capitaine La Bretonnière, assista à la bataille de Navarin, et rapporta comme dépouilles opimes un magnifique costume turc qui fut mangé au retour, velours et broderie.
Tout en mangeant le costume turc, Eugène Sue, qui prenait peu à peu goût à la littérature, avait fait jouer, avec Desforges, Monsieur le marquis.
Enfin, vers le même temps, il faisait paraître, dans _La Mode, _la nouvelle de _Plick et Plock, _son point de départ comme roman.
Sur ces entrefaites, le grand-père maternel d'Eugène Sue mourut, lui laissant quatre-vingt mille francs, à peu près. C'était une fortune inépuisable.
Aussi le jeune poète, qui avait vingt-quatre ans, et qui, par conséquent, était sur le point d'atteindre sa grande majorité, donna-t-il sa démission et se mit-il dans ses meubles.
Nous disons se mit _dans ses meubles, _parce qu'Eugène Sue, artiste d'habitudes comme d'esprit, fut le premier à meubler un appartement à la manière moderne; Eugène Sue eut le premier tous ces charmants bibelots dont personne ne voulait alors, et que tout le monde s'arracha depuis: vitraux de couleur, porcelaines de Chine, porcelaines de Saxe, bahuts de la Renaissance, sabres turcs, criks malais, pistolets arabes, etc.
Puis, libre de tout souci, il se dit que sa vocation était d'être peintre, et il entra chez Gudin, qui, à peine âgé de trente ans alors, avait déjà sa réputation faite.
Nous avons dit qu'Eugène Sue dessinait, ou plutôt croquait assez habilement; il avait, je me le rappelle, rapporté de Navarin un album qui était doublement curieux, et comme côté pittoresque, et comme côté artistique.
Ce fut chez l'illustre peintre de marine qu'arriva à Eugène Sue une de ces aventures de gamin qui avaient rendu célèbre la société Romieu, Rousseau et Eugène Sue.
Gudin, nous l'avons dit, était à cette époque dans toute la force de son talent et dans tout l'éclat de sa renommée. Les amateurs s'arrachaient ses oeuvres, les femmes se disputaient l'homme. Comme tous les artistes dans une certaine position, il recevait de temps en temps des lettres de femmes inconnues, qui, désirant faire connaissance avec lui, lui donnaient des rendez-vous à cet effet.
Un jour, Gudin en reçut deux; toutes deux lui donnaient rendez- vous pour la même heure. Gudin ne pouvait pas se dédoubler. Il fit part à Eugène Sue de son embarras.
Eugène Sue s'offrit pour le remplacer; de l'élève au maître, il n'y a qu'un pas.
Puis il y avait une grande ressemblance physique entre Gudin et Eugène Sue: ils étaient de même taille, avaient tous les deux la barbe et les cheveux noirs; l'un ayant vingt-sept ans, l'autre trente, la plus mal partagée des deux inconnues n'aurait point à crier au voleur. D'ailleurs, on mit les deux lettres dans un chapeau, et chacun tira la sienne.
À partir de ce moment, et pour le reste de la journée, il y eut deux Gudin et plus d'Eugène Sue.
Le soir, chacun alla à son rendez-vous, et, le lendemain, chacun revenait enchanté. La chose eût pu durer ainsi éternellement; mais la curiosité perdit toujours les femmes, témoin Ève, témoin Psyché.
La dame qui avait obtenu le faux Gudin en partage avait des goûts artistiques. Après avoir vu le peintre, elle voulait absolument voir l'atelier.
Elle voulait surtout voir Gudin travaillant, la palette et le pinceau à la main.
Au nombre des femmes curieuses, nous avons oublié Sémélé, qui voulut voir son amant Jupiter dans toute sa splendeur, et qui fut brûlée vive par les rayons de sa foudre.
Le faux Gudin ne put résister à tant d'instances: il consentit et donna rendez-vous pour le lendemain à la belle curieuse.
Elle devait venir à deux heures de l'après-midi, moment où le jour est le plus favorable à la peinture.
À deux heures moins un quart, Eugène Sue, vêtu d'une magnifique livrée attendait dans l'antichambre de Gudin.
À deux heures moins quelques minutes, la sonnette s'agita sous la main tremblante de la belle curieuse.
Eugène Sue alla ouvrir.
La dame, jalouse de tout voir, commença par jeter les yeux sur le domestique, qui lui paraissait d'excellente mine, et qui s'inclinait respectueusement devant elle.
Cet examen fut suivi d'un cri terrible.
— Quelle horreur! Un laquais! Et la dame, se cachant le visage dans son mouchoir, descendit précipitamment l'escalier. Au bal masqué de l'Opéra, Eugène Sue rencontra la dame et voulut renouer connaissance avec elle; mais elle s'obstina, cette fois, à croire qu'il était déguisé, et il n'en obtint, pour toute réponse, que ces mots qu'il avait déjà entendus:
— Quelle horreur! Un laquais!
Vers ce temps, je fis représenter _Henri III, _au Théâtre- Français. De Leuven et Ferdinand Langlé, prévoyant le succès que la pièce devait avoir, vinrent me demander l'autorisation d'en faire la parodie.
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