Mais il n'y a donc pas d'armes contre de telles attaques?…

— La prudence, ma chère demoiselle, la réserve la plus attentive, l'étude la plus incessamment défiante de tout ce qui vous approche.

— Mais c'est une vie affreuse qu'une telle vie, monsieur; mais c'est une torture que d'être ainsi en proie à des soupçons, à des doutes, à des craintes continuelles!

— Eh! sans doute!… ils le savent bien, les misérables… C'est ce qui fait leur force… souvent ils trompent par l'excès même des précautions que l'on prend contre eux. Aussi, ma chère demoiselle, et vous, digne et brave soldat, au nom de ce qui vous est cher, défiez-vous, ne hasardez pas légèrement votre confiance; prenez bien garde, vous avez failli être victime de ces gens-là; vous les aurez toujours pour ennemis implacables… Et vous aussi, pauvre et intéressante enfant, ajouta le jésuite en s'adressant à la Mayeux, suivez mes conseils… craignez-les… ne dormez que d'un oeil, comme dit le proverbe.

— Moi, monsieur? dit la Mayeux; qu'ai-je fait? qu'ai-je à craindre?

— Ce que vous avez fait? Eh! mon Dieu… n'aimez-vous pas tendrement cette chère demoiselle, votre protectrice? n'avez-vous pas tenté de venir à son secours? N'êtes-vous pas la soeur adoptive du fils de cet intrépide soldat, du brave Agricol? Hélas! pauvre enfant, ne voilà-t-il pas assez de titres à leur haine, malgré votre obscurité? Ah! ma chère demoiselle, ne croyez pas que j'exagère. Réfléchissez… réfléchissez… Songez à ce que je viens de rappeler au fidèle compagnon d'armes du maréchal Simon, relativement à son emprisonnement à Leipzig; songez à ce qui vous est arrivé à vous-même, que l'on a osé conduire ici au mépris de toute loi, de toute justice, et alors vous verrez qu'il n'y a rien d'exagéré dans ce tableau de la puissance occulte de cette compagnie… Soyez toujours sur vos gardes, et surtout, ma chère demoiselle, dans tous les cas douteux, ne craignez pas de vous adresser à moi. En trois jours j'ai assez appris par ma propre expérience, sur leur manière d'agir, pour pouvoir vous indiquer un piège, une ruse, un danger, et vous en défendre.

— Dans une pareille circonstance, monsieur, répondit Mlle de Cardoville, à défaut de reconnaissance, mon intérêt ne vous désignerait-il pas comme mon meilleur conseiller?

Selon la tactique habituelle des fils de Loyola, qui tantôt nient eux-mêmes leur propre existence afin d'échapper à leurs adversaires, tantôt, au contraire, proclament avec audace la puissance vivace de leur organisation afin d'intimider les faibles, Rodin avait éclaté de rire au nez du régisseur de la terre de Cardoville, lorsque celui-ci avait parlé de l'existence des Jésuites, tandis qu'à ce moment, en retraçant ainsi leurs moyens d'action, il tâchait, et il avait réussi à jeter dans l'esprit de Mlle de Cardoville quelques germes de frayeur qui devaient peu à peu se développer par la réflexion, et servir plus tard les projets sinistres qu'il méditait.

La Mayeux ressentait toujours une grande frayeur à l'endroit de Rodin; pourtant, depuis qu'elle l'avait entendu dévoiler à Adrienne la sinistre puissance de l'ordre qu'il disait si redoutable, la jeune ouvrière, loin de soupçonner le jésuite d'avoir l'audace de parler ainsi d'une association dont il était membre, lui savait gré, presque malgré elle, des importants conseils qu'il venait de donner à Mlle de Cardoville. Le nouveau regard qu'elle jeta sur lui à la dérobée (et que Rodin surprit aussi, car il observait la jeune fille avec une attention soutenue) fut empreint d'une gratitude pour ainsi dire étonnée. Devinant cette impression, voulant l'améliorer encore, tâcher de détruire les fâcheuses préventions de la Mayeux, et aller surtout au-devant d'une révélation qui devait être faite tôt ou tard, le jésuite eut l'air d'avoir oublié quelque chose de très important et s'écria en se frappant le front:

— À quoi pensé-je donc? Puis, s'adressant à la Mayeux:

— Savez-vous, ma chère fille, où est votre soeur? Aussi interdite qu'attristée de cette question inattendue, la Mayeux répondit en rougissant beaucoup, car elle se rappelait sa dernière entrevue avec la brillante reine Bacchanal:

— Il y a quelques jours que je n'ai vu ma soeur, monsieur.

— Eh bien, ma chère fille, elle n'est pas heureuse, dit Rodin, j'ai promis à une de ses amies de lui envoyer un petit secours; je me suis adressé à une personne charitable: voici ce que l'on m'a donné pour elle…

Et il tira de sa poche un rouleau cacheté qu'il remit à la Mayeux, aussi surprise qu'attendrie.

— Vous avez une soeur malheureuse… et je n'en sais rien, dit vivement Adrienne à l'ouvrière; ah! mon enfant, c'est mal!

— Ne la blâmez pas… dit Rodin. D'abord elle ignorait que sa soeur fût malheureuse, et puis elle ne pouvait pas vous demander, à vous, ma chère demoiselle, de vous y intéresser.

Et comme Mlle de Cardoville regardait Rodin avec étonnement, il ajouta en s'adressant à la Mayeux:

— N'est-il pas vrai, ma chère fille?

— Oui, monsieur, dit l'ouvrière en baissant les yeux et rougissant de nouveau. Puis elle ajouta vivement et avec anxiété:

— Mais ma soeur, monsieur, où l'avez-vous vue? où est-elle? comment est-elle malheureuse?

— Tout ceci serait trop long à vous dire, ma chère fille; allez le plus tôt possible rue Clovis, maison de la fruitière; demandez à parler à votre soeur de la part de M. Charlemagne ou de M. Rodin, comme vous voudrez, car je suis connu dans ce pied-à- terre sous mon nom de baptême comme sous mon nom de famille, et vous saurez le reste… Dites seulement à votre soeur que si elle est sage, que si elle persiste dans ses bonnes résolutions, l'on continuera de s'occuper d'elle.

La Mayeux, de plus en plus surprise, allait répondre à Rodin, lorsque la porte s'ouvrit, et M. de Gernande entra. La figure du magistrat était grave et triste.

— Et les filles du maréchal Simon? s'écria Mlle de Cardoville.

— Malheureusement je ne vous les amène pas, répondit le juge.

— Et où sont-elles, monsieur? qu'en a-t-on fait? Avant-hier encore elles étaient dans ce couvent! s'écria Dagobert bouleversé de ce complet renversement de ses espérances.

À peine le soldat eut-il prononcé ces mots, que, profitant du mouvement qui groupait les acteurs de cette scène autour du magistrat, Rodin se recula de quelques pas, gagna discrètement la porte, et disparut sans que personne se fût aperçu de son absence.

Pendant que le soldat, ainsi rejeté tout à coup au plus profond de son désespoir, regardait M. de Gernande, attendant sa réponse avec angoisse, Adrienne dit au magistrat:

— Mais, mon Dieu! monsieur, lorsque vous vous êtes présenté dans le couvent, que vous a répondu la supérieure au sujet de ces jeunes filles?

— La supérieure a refusé de s'expliquer, mademoiselle. «— Vous prétendez, monsieur, m'a-t-elle dit, que les jeunes personnes dont vous parlez sont retenues ici contre leur gré… puisque la loi vous donne cette fois le droit de pénétrer dans cette maison, visitez-la… «— Mais, madame, veuillez me répondre positivement, ai-je dit à la supérieure: affirmez-vous être complètement étrangère à la séquestration des jeunes filles que je viens réclamer?

«— Je n'ai rien à dire à ce sujet, monsieur; vous vous dites autorisé à faire des perquisitions: faites-les.»

— Ne pouvant obtenir d'autres explications, ajouta le magistrat, j'ai parcouru le couvent dans toutes ses parties, je me suis fait ouvrir toutes les chambres… mais malheureusement je n'ai trouvé aucune trace de ces jeunes filles…

— Ils les auront envoyées dans un autre endroit! s'écria Dagobert, et qui sait?… bien malades peut-être… ils les tueront, mon Dieu! ils les tueront! s'écria-t-il avec un accent déchirant.

— Après un tel refus, que faire, mon Dieu! quel parti prendre?
Ah! de grâce, éclairez-nous, monsieur, vous notre conseil, vous
notre providence, dit Adrienne en se retournant pour parler à
Rodin qu'elle croyait derrière elle: quelle serait votre…?

Puis s'apercevant que le jésuite avait tout à coup disparu, elle dit à la Mayeux avec inquiétude:

— Et M. Rodin, où est-il donc?

— Je ne sais pas, mademoiselle, répondit la Mayeux en regardant autour d'elle; il n'est plus là.

— Cela est étrange, dit Adrienne, disparaître si brusquement.

— Quand je vous disais que c'était un traître! s'écria Dagobert en frappant du pied avec rage; ils s'entendent tous…

— Non, non, dit Mlle de Cardoville, ne croyez pas cela; mais l'absence de M. Rodin n'en est pas moins regrettable, car, dans cette circonstance difficile, grâce à la position que M. Rodin a occupée auprès de M. d'Aigrigny, il aurait pu peut-être donner d'utiles renseignements.

— Je vous avouerai, mademoiselle, que j'y comptais presque, dit M. de Gernande, et j'étais revenu ici autant pour vous apprendre le fâcheux résultat de mes recherches que pour demander à cet homme de coeur et de droiture, qui a si courageusement dévoilé d'odieuses machinations, de nous éclairer de ses conseils dans cette circonstance.

Chose assez étrange! depuis quelques instants Dagobert, profondément absorbé, n'apportait plus aucune attention aux paroles du magistrat, si importantes pour lui. Il ne s'aperçut même pas du départ de M. de Gernande, qui se retira après avoir promis à Adrienne de ne rien négliger pour arriver à connaître la vérité au sujet de la disparition des orphelines.

Inquiète de ce silence, voulant quitter à l'instant la maison et engager Dagobert à l'accompagner, Adrienne après un coup d'oeil d'intelligence échangé avec la Mayeux, s'approchait du soldat, lorsqu'on entendit au dehors de la chambre des pas précipités et une voix mâle s'écriant avec impatience:

— Où est-il? où est-il? À cette voix, Dagobert eut l'air de s'éveiller en sursaut, fit un bond, poussa un cri et se précipita vers la porte. Elle s'ouvrit… Le maréchal Simon y parut.

IV. Pierre Simon.

Le maréchal Pierre Simon, duc de Ligny, était de haute taille, simplement vêtu d'une redingote bleue fermée jusqu'à la dernière boutonnière, où se nouait un bout de ruban rouge. On ne pouvait voir une physionomie plus loyale, plus expansive, d'un caractère plus chevaleresque, que celle du maréchal; il avait le front large, le nez aquilin, le menton fermement accusé, et le teint brûlé par le soleil de l'Inde. Ses cheveux, coupés très ras, grisonnaient sur les tempes; mais ses sourcils étaient encore aussi noirs que sa large moustache retombante; sa démarche libre, hardie, ses mouvements décidés, témoignaient de son impétuosité militaire. Homme du peuple, homme de guerre et d'élan, la chaleureuse cordialité de sa parole appelait la bienveillance et la sympathie; aussi éclairé qu'intrépide, aussi généreux que sincère, on remarquait surtout en lui une mâle fierté plébéienne; ainsi que d'autres sont fiers d'une haute naissance, il était fier, lui, de son obscure origine, parce qu'elle était ennoblie par le grand caractère de son père, républicain rigide, intelligent et laborieux artisan, depuis quarante ans l'honneur, l'exemple, la glorification des travailleurs. En acceptant avec reconnaissance le titre aristocratique dont l'empereur l'avait décoré, Pierre Simon avait agi comme ces gens délicats qui, recevant d'une affectueuse amitié un don parfaitement inutile, l'acceptent avec reconnaissance en faveur de la main qui l'offre. Le culte religieux de Pierre Simon envers l'empereur n'avait jamais été aveugle; autant son dévouement, son ardent amour, pour son idole fut instinctif et pour ainsi dire fatal… autant son admiration fut grave et raisonnée. Loin de ressembler à ces traîneurs de sabre qui n'aiment la bataille que pour la bataille, non seulement le maréchal Simon admirait son héros comme le plus grand capitaine du monde, mais il l'admirait surtout parce qu'il savait que l'empereur avait fait ou accepté la guerre dans l'espoir d'imposer un jour la paix au monde; car si la paix consentie par la gloire et par la force est grande, féconde et magnifique, la paix consentie par la faiblesse et par la lâcheté est stérile, désastreuse et déshonorante. Fils d'artisan, Pierre Simon admirait encore l'empereur parce que cet impérial parvenu avait toujours su faire noblement vibrer la fibre populaire, et que, se souvenant du peuple dont il était sorti, il l'avait fraternellement convié à jouir de toutes les pompes de l'aristocratie et de la royauté.

* * * * *

Lorsque le maréchal Simon entra dans la chambre, ses traits étaient altérés; à la vue de Dagobert, un éclair de joie illumina son visage; il se précipita vers le soldat en lui tendant les bras, et s'écria:

— Mon ami!!! mon vieil ami!… Dagobert répondit avec une muette effusion à cette affectueuse étreinte; puis le maréchal, se dégageant de ses bras, et attachant sur lui des yeux humides, lui dit d'une voix si palpitante d'émotion que ses lèvres tremblaient:

— Eh bien! tu es arrivé à temps pour le 13 février?

— Oui, mon général… mais tout est remis à quatre mois…

— Et…ma femme?… mon enfant?…

À cette question, Dagobert tressaillit, baissa la tête et resta muet…

— Ils ne sont donc pas ici? demanda Pierre Simon avec plus de surprise que d'inquiétude.