Celle-ci, instruite plus tard de ce détail par la Mayeux, ressentit un redoublement de confiance et d'intérêt pour Florine, la reprit à son service presque avec reconnaissance, et la chargea aussitôt d'une mission toute confidentielle, c'est-à-dire de surveiller les arrangements de la maison louée pour l'habitation de Djalma.
Quant à la Mayeux, cédant aux sollicitations de Mlle de Cardoville, et ne se voyant plus utile à la femme de Dagobert, dont nous parlerons plus tard, elle avait consenti à demeurer à l'hôtel d'Anjou, auprès d'Adrienne, qui, avec cette rare sagacité de coeur qui la caractérisait, avait confié à la jeune ouvrière, qui lui servait aussi de secrétaire, le _département _des secours et aumônes.
Mlle de Cardoville avait d'abord songé à garder auprès d'elle la Mayeux, simplement à titre d'amie, voulant ainsi honorer et glorifier en elle la sagesse dans le travail, la résignation dans la douleur, et l'intelligence dans la pauvreté; mais, connaissant la dignité naturelle de la jeune fille, elle craignit avec raison que, malgré la circonspection délicate avec laquelle cette hospitalité toute fraternelle serait présentée à la Mayeux, celle- ci n'y vît une aumône déguisée; Adrienne préféra donc, toujours en la traitant en amie, lui donner un emploi tout intime. De cette façon, la juste susceptibilité de l'ouvrière serait ménagée, puisqu'elle _gagnerait sa vie _en remplissant des fonctions qui satisferaient ses instincts si adorablement charitables. En effet, la Mayeux, pouvait, plus que personne, accepter la sainte mission que lui donnait Adrienne; sa cruelle expérience du malheur, la bonté de son âme angélique, l'élévation de son esprit, sa rare activité, sa pénétration à l'endroit des douloureux secrets de l'infortune, sa connaissance parfaite des classes pauvres et laborieuses, disaient assez avec quelle intelligence l'excellente créature seconderait les généreuses intentions de Mlle de Cardoville.
* * * * *
Parlons maintenant des divers événements qui, ce jour-là, avaient précédé l'arrivée de Mlle de Cardoville à la porte du jardin de la maison de la rue Blanche.
Vers les dix heures du matin, les volets de la chambre à coucher d'Adrienne, hermétiquement fermés, ne laissaient pénétrer aucun rayon du jour dans cette pièce, seulement éclairée par la lueur d'une lampe sphérique en albâtre oriental, suspendue au plafond par trois longues chaînes. Cette pièce, terminée en dôme, avait la forme d'une tente à huit pans coupés; depuis la voûte jusqu'au sol, elle était tendue de soie blanche, recouverte de longues draperies de mousseline blanche aussi, largement bouillonnée, et retenues le long des murs par des embrasses fixées de distance en distance à de larges patères d'ivoire. Deux portes, aussi d'ivoire, merveilleusement incrustées de nacre, conduisaient, l'une à la salle de bains, l'autre à la chambre de toilette, sorte de petit temple élevé au culte de la beauté, meublé comme il était au pavillon de l'hôtel de Saint-Dizier. Deux autres pans étaient occupés par des fenêtres complètement cachées sous des draperies; en face du lit, encadrant de splendides chenets en argent ciselé, une cheminée de marbre pentélique, véritable neige cristallisée, dans laquelle on avait sculpté deux ravissantes cariatides et une frise représentant des oiseaux et des fleurs; au-dessus de cette frise, et fouillée à jour dans le marbre avec une délicatesse extrême, était une sorte de corbeille ovale, d'un contour gracieux, qui remplaçait la table de la cheminée et était garnie d'une masse de camélias roses; leurs feuilles d'un vert éclatant, leurs fleurs d'une nuance légèrement carminée, étaient les seules couleurs qui vinssent accidenter l'harmonieuse blancheur de ce réduit virginal. Enfin, à demi entouré de flots de mousseline blanche qui descendaient de la voûte comme de légers nuages, on apercevait le lit très bas et à pieds d'ivoire richement sculpté, reposant sur le tapis d'hermine qui garnissait le plancher. Sauf une plinthe, aussi d'ivoire admirablement travaillée et rehaussée de nacre, ce lit était partout doublé de satin blanc ouaté et piqué comme un immense sachet. Les draps de batiste, garnis de valenciennes, s'étant quelque peu dérangés, découvraient l'angle d'un matelas recouvert de taffetas blanc et le coin d'une légère couverture de moire, car il régnait sans cesse dans cet appartement une température égale et tiède comme celle d'un beau jour de printemps. Par un scrupule singulier provenant de ce même sentiment qui avait fait inscrire à Adrienne, sur un chef-d'oeuvre d'orfèvrerie, le nom de son _auteur _au lieu du nom de son vendeur, elle avait voulu que tous ces objets, d'une somptuosité si recherchée, fussent confectionnés par des artisans choisis parmi les plus intelligents, les plus laborieux et les plus probes, à qui elle avait fait fournir les matières premières; de la sorte, on avait ajouter au prix de leur main-d'oeuvre ce dont auraient bénéficié les intermédiaires en spéculant sur leur travail; cette augmentation de salaire considérable avait répandu quelque bonheur et quelque aisance dans cent familles nécessiteuses, qui, bénissant ainsi la magnificence d'Adrienne, lui donnaient, disait-elle_, le droit de jouir de son luxe comme d'une action juste et bonne. _Rien n'était donc plus frais, plus charmant à voir que l'intérieur de cette chambre à coucher.
Mlle de Cardoville venait de s'éveiller; elle reposait au milieu de ces flots de mousseline, de dentelle, de batiste et de soie blanche, dans une pose remplie de mollesse et de grâce; jamais, pendant la nuit, elle ne couvrait ses admirables cheveux dorés (procédé certain pour les conserver longtemps dans toute leur magnificence, disaient les Grecs); le soir, ses femmes disposaient les longues boucles de sa chevelure soyeuse en plusieurs tresses plates dont elles formaient deux larges et épais bandeaux qui, descendant assez pour cacher presque entièrement sa petite oreille dont on ne voyait que le lobe rosé, allaient se rattacher à la grosse natte enroulée derrière la tête. Cette coiffure, empruntée à l'antiquité grecque, seyait aussi à ravir aux traits si purs, si fins de Mlle de Cardoville, et semblait tellement la rajeunir que, au lieu de dix-huit ans, on lui en eût donné quinze à peine; ainsi rassemblés et encadrant étroitement les tempes, ses cheveux, perdant leur teinte claire et brillante, eussent paru presque bruns, sans les reflets d'or vif qui couraient çà et là sur l'ondulation des tresses. Plongée dans cette torpeur matinale dont la tiède langueur est si favorable aux molles rêveries, Adrienne était accoudée sur son oreiller, la tête un peu fléchie, ce qui faisait valoir encore l'idéal contour de son cou et de ses épaules nues; ses lèvres souriantes, humides et vermeilles, étaient, comme ses joues, aussi froides que si elle venait de les baigner dans une eau glacée; ses blanches paupières voilaient à demi ses grands yeux d'un noir brun et velouté, qui tantôt regardaient languissamment le vide, tantôt s'arrêtaient avec complaisance sur les fleurs roses et sur les feuilles vertes de la corbeille de camélias.
Qui peindrait l'ineffable sérénité du réveil d'Adrienne, réveil d'une âme si belle et si chaste dans un corps si chaste et si beau! réveil d'un coeur aussi pur que le souffle frais et embaumé de jeunesse qui soulevait doucement ce sein virginal… virginal et blanc comme la neige immaculée. Quelle croyance, quel dogme, quelle formule, quel symbole religieux, ô paternel, ô divin Créateur! donnera jamais une plus adorable idée de ton harmonieuse et ineffable puissance qu'une jeune vierge qui, s'éveillant ainsi dans toute l'efflorescence de la beauté, dans toute la grâce de la pudeur dont tu l'as douée, cherche dans sa rêveuse innocence le secret de ce céleste instinct d'amour que tu as mis en elle comme en toutes les créatures, ô toi qui n'es qu'amour éternel, que bonté infinie!
Les pensées confuses qui depuis son réveil semblaient doucement agiter Adrienne l'absorbaient de plus en plus; sa tête se pencha sur sa poitrine; son beau bras retomba sur sa couche; puis ses traits, sans s'attrister, prirent cependant une expression de mélancolie touchante. Son plus vif désir était accompli: elle allait vivre indépendante et seule. Mais cette nature affectueuse, délicate, expansive et merveilleusement complète sentait que Dieu ne l'avait pas comblée des plus rares trésors pour les enfouir dans une froide et égoïste solitude; elle sentait tout ce que l'amour pourrait inspirer de grand, de beau, et à elle-même et à celui qui saurait être digne d'elle. Confiante dans la vaillance, dans la noblesse de son caractère, fière de l'exemple qu'elle voulait donner aux autres femmes, sachant que tous les yeux seraient fixés sur elle avec envie, elle ne se sentait pour ainsi dire que trop sûre d'elle-même; loin de craindre de mal choisir, elle craignait de ne pas trouver parmi qui choisir, tant son goût s'était épuré; puis, eût-elle même rencontré son idéal, elle avait une manière de voir à la fois si étrange et pourtant si juste, si extraordinaire et pourtant si sensée, sur l'indépendance et sur la dignité que la femme devait, selon elle, conserver à l'égard de l'homme, que, inexorablement décidée à ne faire aucune concession à ce sujet, elle se demandait si l'homme de son choix accepterait jamais les conditions jusqu'alors inouïes qu'elle lui imposerait. En rappelant à son souvenir les _prétendants possibles _qu'elle avait jusqu'alors vus dans le monde, elle se souvenait du tableau malheureusement très réel tracé par Rodin avec une verve caustique au sujet des épouseurs. Elle se souvenait aussi, non sans un certain orgueil, des encouragements que cet homme lui avait donnés, non pas en la flattant, mais en l'engageant à poursuivre l'accomplissement d'un dessein véritablement grand, généreux et beau.
Le courant ou le caprice des pensées d'Adrienne l'amena bientôt à songer à Djalma. Tout en se félicitant de remplir envers ce parent de sang royal les devoirs d'une hospitalité royale, la jeune fille était loin de faire du prince le héros de son avenir. D'abord elle se disait, non sans raison, que cet enfant à demi sauvage, aux passions, sinon indomptables, du moins encore indomptées, transporté tout à coup au milieu d'une civilisation raffinée, était inévitablement destiné à de violentes épreuves, à de fougueuses transformations. Or, Mlle de Cardoville, n'ayant dans le caractère rien de viril, rien de dominateur, ne se souciait pas de civiliser ce jeune sauvage. Aussi, malgré l'intérêt, ou plutôt à cause de l'intérêt qu'elle portait au jeune Indien, elle s'était fermement résolue à ne pas se faire connaître à lui avant deux ou trois mois, bien décidée en outre, si le hasard apprenait à Djalma qu'elle était sa parente, à ne pas le recevoir. Elle désirait donc, sinon l'éprouver, du moins le laisser assez libre de ses actes, de ses volontés, pour qu'il pût jeter le premier feu de ses passions, bonnes ou mauvaises. Ne voulant pas, cependant, l'abandonner sans défense à tous les périls de la vie parisienne, elle avait confidemment prié le comte de Montbron d'introduire le prince Djalma dans la meilleure compagnie de Paris et de l'éclairer des conseils de sa longue expérience.
M. de Montbron avait accueilli la demande de Mlle de Cardoville avec le plus grand plaisir, se faisant, disait-il, une joie de lancer son jeune tigre royal dans les salons, et de le mettre aux prises avec la fleur des élégantes et les _beaux _de Paris, offrant de parier et de tenir tout ce qu'on voudrait pour son sauvage pupille.
— Quant à moi, mon cher comte, avait-elle dit à M. de Montbron avec sa franchise habituelle, ma résolution est inébranlable; vous m'avez dit vous-même l'effet que va produire dans le monde l'apparition du prince Djalma, un Indien de dix-neuf ans, d'une beauté surprenante, fier et sauvage comme un jeune lion arrivant de sa forêt; c'est nouveau, c'est extraordinaire, avez-vous ajouté; aussi les coquetteries _civilisatrices _vont le poursuivre avec un dévouement dont je suis effrayée pour lui; or, sérieusement, mon cher comte, il ne peut pas me convenir de paraître vouloir rivaliser de zèle avec tant de belles dames qui vont s'exposer intrépidement aux griffes de votre jeune tigre. Je m'intéresse fort à lui, parce qu'il est mon cousin, parce qu'il est beau, parce qu'il est brave, mais surtout parce qu'il n'est pas vêtu à cette horrible mode européenne. Sans doute ce sont là de rares qualités, mais elles ne suffisent pas jusqu'à présent à me faire changer d'avis. D'ailleurs le bon vieux philosophe, mon nouvel ami, m'a donné, à propos de notre Indien, un conseil que vous avez approuvé, vous qui n'êtes pas philosophe, mon cher comte: c'est, pendant quelque temps, de recevoir chez moi, mais de n'aller chez personne; ce qui d'abord m'épargnera sûrement l'inconvénient de rencontrer mon royal cousin, et ensuite me permettra de faire un choix rigoureux même parmi ma société habituelle; comme ma maison sera excellente, ma position fort originale, et que l'on soupçonnera toutes sortes de méchants secrets à pénétrer chez moi, les curieuses et les curieux ne me manqueront pas, ce qui m'amusera beaucoup, je vous l'assure.
Et comme M.
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