En ce musée chaotique, les objets se confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir que par les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon la conservation des œuvres d'art, défendait à Nanon de balayer les planchers. Le plus curieux, c'est que tout dans ce fouillis avait une figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J'y voyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d'ordinaire dans sa chambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, mais non point aussi poudreuse ; car la vieille servante avait, par exception, licence d'y promener le plumeau et le balai. Une longue table couverte de petits morceaux de carton en occupait la moitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages et coiffé d'un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avec toute la joie d'un cœur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeux grands ouverts, retenant mon souffle, je l'admirais. Il cataloguait surtout les livres et les médailles. Il s'aidait d'une loupe et couvrait ses fiches d'une petite écriture régulière et serrée. Je n'imaginais pas qu'on pût se livrer à une occupation plus belle. Je me trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le catalogue du père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Il mettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup, je compris que c'était la plus belle occupation du monde et je demeurai stupide d'admiration.

Peu à peu, l'audace me vint et je me promis d'avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce vœu n'a point été exaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans le commerce d'un homme de lettres de mes amis, qu'on se lasse de tout, même de corriger des épreuves. Il n'en est pas moins vrai que mon vieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de son ameublement, il accoutuma mon esprit d'enfant aux formes anciennes et rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiosités ingénieuses ; par l'exemple d'un labeur intellectuel régulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donna dès l'enfance l'envie de travailler à m'instruire. C'est grâce à lui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zélé glossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires qui ne seront point imprimés.

J'avais douze ans, quand mourut doucement ce vieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensez bien, restait en placards ; il ne fut point publié. Manon vendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirs sont vieux maintenant de plus d'un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l'hôtel Drouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloy taillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite et qu'il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et aux citoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Je l'examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j'éprouvai quelque émotion en lisant, à la base d'une des tours, cette mention à demi effacée : Du cabinet de M. Le Beau.

III – LA GRAND-MAMAN NOZIÈRE

Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle à manger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu'il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit :

« Viens, mon chéri. » Je lui demandai où nous allions ; elle me répondit :

« Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l'embrasser une dernière fois. » Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte ; car elle ne s'est pas encore effacée depuis tant d'années, et si vague, qu'il m'est impossible de l'exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c'était une impression triste. La tristesse du moins n'y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s'appliquer en quelque chose à cette impression qui n'était formée en effet par aucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère ; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé.

Mourir ! je ne devinais pas ce que cela pouvait être.