Il faut le mettre en pension.
– Il est encore bien petit, dit ma mère.
– Eh bien, dit mon père, on le mettra avec les petits. » Je n'entendis que trop bien ces paroles ; celles qui suivirent m'échappèrent en partie, et, si je peux les rapporter exactement, c'est qu'elles m'ont été répétées plusieurs fois depuis.
Mon père ajouta :
« Cet enfant, qui n'a ni frères ni sœurs, développe ici, dans l'isolement, un goût de rêverie qui lui sera nuisible par la suite. La solitude exalte son imagination et j'ai observé que déjà sa tête était pleine de chimères. Les enfants de son âge qu'il fréquentera à l'école lui donneront l'expérience du monde. Il apprendra d'eux ce que sont les hommes ; il ne peut l'apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des génies tutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égaux qu'il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader ou combattre. Il fera avec eux l'apprentissage de la vie sociale.
– Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pas que, parmi ces enfants, il n'y en ait de mauvais ?
– Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père, lui seront utiles s'il est intelligent, car il apprendra à les distinguer des bons, et c'est une connaissance fort nécessaire.
D'ailleurs, vous visiterez vous-même les écoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par des enfants dont l'éducation correspond à celle que vous avez su donner à Pierre. La nature des hommes est partout la même ; mais leur « nourriture », comme disaient nos anciens, diffère beaucoup d'un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuis plusieurs générations, produit une fleur d'une extrême délicatesse, et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peu de jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact, dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. La noblesse des pensées vient de Dieu ; celle des manières s'acquiert par l'exemple et se fixe par l'hérédité. Elle passe en beauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sa propre grâce, tandis que l'autre se prouve par des vieux papiers qu'on ne sait comment débrouiller.
– Vous avez raison, mon ami, répondit ma mère. J'irai dès demain à la recherche d'une bonne pension pour notre enfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m'assurerai qu'elle est prospère, car les soucis d'argent détournent l'esprit du maître et aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d'une pension tenue par une femme ? » Mon père ne répondait point.
« Qu'en pensez-vous ? répéta ma mère.
– C'est un point qu'il faut examiner », dit mon père.
Assis dans son fauteuil, devant son bureau à cylindre, il examinait depuis quelques instants une espèce de petit os pointu d'un bout et tout fruste de l'autre. Il le roulait dans ses doigts ; certainement il le roulait aussi dans sa pensée et, dès lors, avec tous mes grelots, je n'existais plus pour lui.
Ma mère, accoudée au dossier du fauteuil, suivait l'idée qu'elle venait d'exprimer.
Le docteur lui montra le vilain petit os et dit :
« Voici la dent d'un homme qui vécut au temps du mammouth, pendant l'âge des glaces, dans une caverne jadis nue et désolée, maintenant à demi couverte de vigne vierge et de giroflée et près de laquelle s'élève depuis plusieurs années cette jolie maison blanche que nous habitâmes pendant deux mois d'été, l'année de notre mariage. Ce furent deux mois heureux. Comme il s'y trouvait un vieux piano, tu y jouais du Mozart tout le jour, ma chérie, et, grâce à toi, une musique spirituelle et charmante, qui s'envolait par les fenêtres, animait cette vallée, où l'homme de la caverne n'avait entendu que les miaulements du tigre. » Ma mère posa sa tête sur l'épaule de mon père, qui continua ainsi :
« Cet homme ne connaissait que la peur et la faim. Il ressemblait à une bête. Son front était déprimé. Les muscles de ses sourcils formaient en se contractant de hideuses rides ; ses mâchoires faisaient sur sa face une énorme saillie ; ses dents avançaient hors de sa bouche, voyez comme celle-ci est longue et pointue.
« Telle fut la première humanité. Mais insensiblement, par de lents et magnifiques efforts, les hommes, devenus moins misérables, devinrent moins féroces ; leurs organes se modifièrent par l'usage. L'habitude de la pensée développa le cerveau, et le front s'agrandit. Les dents, qui ne s'exerçaient plus à déchirer la chair crue, poussèrent moins longues dans la mâchoire moins forte. La face humaine prit une beauté sublime, et le sourire naquit sur les lèvres de la femme. » Ici, mon père baisa la joue de ma mère, qui souriait ; puis, élevant lentement au-dessus de sa tête la dent de l'homme des cavernes, il s'écria :
« Vieil homme, dont voici la rude et farouche relique, ton souvenir me remue dans le plus profond de mon être ; je te respecte et t'aime, à mon aïeul ! Reçois, dans l'insondable passé où tu reposes, l'hommage de ma reconnaissance, car je sais combien je te dois. Je sais ce que tes efforts m'ont épargné de misères. Tu ne pensais point à l'avenir, il est vrai ; une faible lueur d'intelligence vacillait dans ton âme obscure ; tu ne pus guère songer qu'à te nourrir et à te cacher. Tu étais homme, pourtant. Un idéal confus te poussait vers ce qui est beau et bon aux hommes.
Tu vécus misérable ; tu ne vécus pas en vain, et la vie que tu avais reçue si affreuse, tu la transmis un peu moins mauvaise à tes enfants. Ils travaillèrent à leur tour à la rendre meilleure.
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