Leurs cours ont quatre mètres carrés ; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme un mouchoir, par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C'est là un progrès, mais il est malsain.
Il advint un jour que cette cour si gaie, où les ménagères venaient le matin emplir leur cruche à la pompe et où les cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans un panier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers, il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver ; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre dans son bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n'avais pas de pavés à remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte. Je descendis dans la cour.
« Me voilà, dis-je à Alphonse.
– Porte ce pavé », me dit-il.
Il avait l'air sauvage et la voix rauque ; j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mains et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle me lava au savon de Marseille et me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien.
« Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé ; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur ; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas. » J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus ; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié.
« Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur. » Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi ; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne ; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie.
Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas ! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser ; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir et mon cœur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner ; mon embarras était grand.
Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié ? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être ? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains : j'avais trouvé !
Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts.
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