Un habit bleu-barbeau me fut secrètement confectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpins neufs furent facilement trouvés ; les gilets d’homme se portaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père ; pour la première fois j’eus une chemise à jabot dont les tuyaux gonflèrent ma poitrine et s’entortillèrent dans le nœud de ma cravate. Quand je fus habillé, je me ressemblais si peu, que mes sœurs me donnèrent par leurs compliments le courage de paraître devant la Touraine assemblée. Entreprise ardue ! Cette fête comportait trop d’appelés pour qu’il y eût beaucoup d’élus. Grâce à l’exiguïté de ma taille, je me faufilai sous une tente construite dans les jardins de la maison Papion et j’arrivai près du fauteuil où trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur, ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornements dorés, par les toilettes et les diamants de la première fête publique à laquelle j’assistais. J’étais poussé par une foule d’hommes et de femmes qui se ruaient les uns sur les autres et se heurtaient dans un nuage de poussière. Les cuivres ardents et les éclats bourboniens de la musique militaire étaient étouffés sous les hourra de : — Vive le duc d’Angoulême ! vive le roi ! vivent les Bourbons ! Cette fête était une débâcle d’enthousiasme où chacun s’efforçait de se surpasser dans le féroce empressement de courir au soleil levant des Bourbons, véritable égoïsme de parti qui me laissa froid, me rapetissa, me replia sur moi-même.
Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, j’eus un enfantin désir d’être duc d’Angoulême, de me mêler ainsi à ces princes qui paradaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeau fit éclore une ambition que mon caractère et les circonstances ennoblirent. Qui n’a pas jalousé cette adoration dont une répétition grandiose me fut offerte quelques mois après, quand Paris tout entier se précipita vers l’Empereur à son retour de l’île d’Elbe ? Cet empire exercé sur les masses dont les sentiments et la vie se déchargent dans une seule âme, me voua soudain à la gloire, cette prêtresse qui égorge les Français aujourd’hui, comme autrefois la druidesse sacrifiait les Gaulois. Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté. Trop timide pour inviter une danseuse, et craignant d’ailleurs de brouiller les figures, je devins naturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne. Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Ce dernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir, je me réfugiai dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, où je restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorge chastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés et d’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies : le brillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté comme celui d’une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre, elle se retourna, me vit et me dit : « Monsieur ? » Ah ! si elle avait dit : « — Mon petit bonhomme qu’est-ce qui vous prend donc ? » je l’aurais tuée peut-être ; mais à ce monsieur ! des larmes chaudes jaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d’une sainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies les larmes du repentir. Elle s’en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors le ridicule de ma position ; alors seulement je compris que j’étais fagotté comme le singe d’un Savoyard. J’eus honte de moi.
1 comment