Si elle est vraie, ce fut une action atroce de la part d’un si jeune homme ; et si elle est fausse, une infâme calomnie. Je dois faire remarquer d’abord qu’il se targuait sans cesse d’être absolument implacable, et qu’on l’en croyait sur parole : aussi avait-il dans le voisinage la réputation d’être « un homme pas commode à contrarier ». Bref, ce jeune noble (il n’avait pas encore vingt-quatre ans en 1745) était, pour son âge, fort connu dans le pays. On s’étonnera d’autant moins qu’il fût peu question du second fils, Mr. Henry (mon feu Lord Durrisdeer), lequel n’était ni très mauvais, ni très capable non plus, mais un garçon de cette espèce honnête et solide, fréquente parmi ses voisins. Il était peu question de lui, dis-je ; mais il n’y avait effectivement pas grand-chose à en dire. Il était connu des pêcheurs de saumon du firth[6] , car il aimait beaucoup à les accompagner ; il était en outre excellent vétérinaire et il donnait un bon coup de main, presque dès l’enfance, à l’administration du domaine. Combien ce rôle était difficile, vu la situation de la famille, nul ne le sait mieux que moi ; et non plus avec quelle faible apparence de justice un homme pouvait y acquérir la réputation d’être un tyran et un ladre. Le quatrième personnage de la maison était Miss Alison Graeme, une proche parente, orpheline et l’héritière d’une fortune considérable que son père avait acquise dans le commerce. Cet argent était fort nécessaire aux besoins de Mylord, car les terres étaient lourdement hypothéquées ; et Miss Alison fut en conséquence destinée à être l’épouse du Maître, ce qui lui plaisait assez, à elle ; mais quel bon vouloir il y mettait, lui, c’est une autre question. C’était une fille avenante et, en ce temps-là, très vive et volontaire ; car le vieux Lord n’avait pas de fille à lui, et, sa femme étant morte depuis longtemps, elle avait grandi au petit bonheur.

La nouvelle du débarquement du prince Charles[7] parvint alors à ces quatre personnes, et les divisa. Mylord, en homme de coin du feu qu’il était, inclinait à temporiser. Miss Alison prit le parti opposé, vu son allure romanesque, et le Maître (bien que j’aie entendu dire qu’ils ne s’accordaient pas souvent) fut pour cette fois du même avis. L’aventure le tentait, j’imagine : il était séduit par cette occasion de relever l’éclat de sa maison, et non moins par l’espoir de régler ses dettes particulières, excessivement lourdes. Quant à Mr. Henry, il ne dit pas grand-chose, au début : son rôle vint plus tard. Tous trois passèrent une journée entière à discuter, avant de tomber d’accord pour adopter un moyen terme : l’un des fils irait se battre pour le roi Jacques ; l’autre resterait avec Mylord, pour conserver la faveur du roi Georges[8] . Sans nul doute, cette décision fut inspirée par Mylord ; et, comme on le sait, maintes familles considérables prirent un parti analogue. Mais cette discussion terminée, une autre commença. Car Mylord, Miss Alison et Mr. Henry étaient tous d’un même avis : c’était au cadet de partir ; et le Maître, par impatience et vanité, ne voulait à aucun prix rester au château. Mylord argumenta, Miss Alison pleura, Mr. Henry fut plein de franchise. Rien n’y fit.

– C’est l’héritier direct de Durrisdeer qui doit chevaucher aux côtés de son roi, dit le Maître.

– Si nous jouions franc jeu, répliqua Mr. Henry, ce que vous dites serait plein de sens. Mais que faisons-nous en réalité ? Nous trichons aux cartes !

– Nous sauvons la maison de Durrisdeer, Henry ! reprit son père.

– Et puis voyez, James, dit Mr. Henry, si je pars et que le Prince ait le dessus, il vous sera facile de faire votre paix avec le roi Jacques. Mais si vous partez, et que l’expédition avorte, nous séparons le droit du titre. Et que serai-je, alors ?

– Vous serez Lord Durrisdeer, dit le Maître. Je mets sur table tout ce que je possède.

– Je ne joue pas un pareil jeu, s’écria M. Henry. Je me trouverais dans une situation que pas un homme d’honneur ne consentirait à supporter. Je ne serais ni chair ni poisson ! – ajouta-t-il.