(« Ce n’est rien, ce n’est que le faux croup. Demain, il n’y paraîtra plus. Quel beau petit homme ! quel solide petit homme ! Dormez tranquille, madame. Soyez rassuré, monsieur. C’est une bêtise ! Ce n’est rien ! »)

Ils l’avaient remercié, reconduit jusqu’à la porte, éclairé dans l’escalier. Ils s’étaient mille fois félicités de cet heureux hasard, de la chance qu’ils avaient eue en découvrant ainsi, dans leur affolement, dans cette ville inconnue, un médecin si savant, si dévoué, si courtois. Dario avait pensé :

« C’est donc vrai que les mauvais jours sont passés ? Ils paraissent inoubliables et ils s’envolent si vite ! Pourquoi ai-je désespéré ? Pourquoi ai-je mal agi ? »

Car le bonheur le rendait vertueux. Elinor, elle, était restée couchée quarante-huit heures et elle se portait à merveille maintenant. C’était une Américaine coriace. Elle n’en était pas à son coup d’essai, certes...

Dario avait dîné et il dormait. Cette nuit était la fin du carnaval. Dans le tumulte de la foule sous ses fenêtres et le fracas des feux d’artifice, il n’entendit pas tout d’abord les coups frappés à sa porte. Les cris enfin pénétrèrent jusqu’à lui. Il ouvrit et vit sur le seuil la générale décoiffée, haletante, un châle de soie écarlate sur sa chemise longue et raide, à l’ancienne mode, qui tombait jusqu’au sol.

— Venez vite ! Venez vite ! Docteur ! Au nom du ciel, mon fils s’est tué !

Il s’habilla à la hâte et descendit derrière elle. Dans le salon de la pension de famille, le fils de la générale, un grand jeune homme maigre, voûté, mal rasé, pâle, qui avait l’expression hautaine et stupide d’un lévrier, s’était tailladé les veines à coups de canif, perdait son sang, étendu sur le canapé de coutil gris. Ce garçon était le mari d’Elinor qui, seule, ne se trouvait pas dans la pièce. Tous les habitants de la pension de famille, réveillés, faisaient cercle autour du canapé. Des serviettes mouillées traînaient par terre ; des cuvettes pleines d’eau étaient posées sur les meubles. Le canapé, que l’on transformait en lit pour la nuit, avait été tiré au centre de la pièce et ses draps arrachés, pleins de sang, étaient jetés dans un coin. Le canif dont s’était servi le blessé était également à terre, ouvert encore, et à chaque instant quelqu’un marchait sur la lame, se coupait et, avec un hurlement de douleur, le rejetait au loin d’un coup de pied ; les spectateurs étaient tellement intéressés par la scène qui se déroulait sous leurs yeux que personne ne pensait à le ramasser. Avec la vraie prodigalité russe, ils avaient allumé l’électricité non seulement dans la chambre, qui était éclairée par un grand lustre antique à trois rangs, gris de poussière, mais sur les tables et jusque dans les pièces voisines, partout où se trouvait une lampe. Les fenêtres étaient fermées ; on étouffait. Des femmes, à demi vêtues, entouraient Dario. L’une d’elles, grande, maigre, les yeux caves, en chemise de nuit, un voile de gaze flottant sur ses cheveux longs, une cigarette allumée à la bouche et les pieds nus, répétait avec un accent d’autorité, en tirant la manche de Dario :

— Il faut le transporter dans sa chambre.

— Mais non, princesse, vous savez bien que c’est impossible, criait une autre. Il n’a pas de chambre. Sa chambre est louée à la baronne qui est couchée avec un Français !

— Il faut les faire lever.

— Un Français ? Mais il ne se lèvera pas. Est-ce qu’un Français peut comprendre ?

La générale, soutenue par sa belle-mère, une vieille femme en caraco de laine noir, aux cheveux gris, à la mâchoire tombante et tremblante, s’était accrochée des deux mains au bois du divan et ne voulait pas lâcher prise. Son mari était assis dans un coin, sur une chaise, serrant sur son cœur un bouledogue rose. Le général était un petit vieillard maigre et blanc, le menton orné d’une barbiche légère. Il pleurait sans bruit, pressé contre le chien qui poussait de longs hurlements plaintifs.

— Le chien hurle à la mort ! cria la générale.