Certes, les hommes avaient combattu les rats noirs, mais ils n'avaient su leur imposer de dommages irréparables. Ceux qui les avaient vaincus étaient un peuple animal de leur propre famille, les rats gris.

Au contraire des rats noirs, ces rats gris n'habitaient pas le pays depuis des temps immémoriaux. Ils étaient issus d'un couple de pauvres immigrés qui, un siècle plus tôt, avait débarqué à Malmö d'un bateau en provenance de Lübeck. De pauvres hères affamés et sans logis qui vivotaient dans le port, nageaient entre les pilotis des appontements et se nourrissaient des ordures jetées à l'eau. Jamais ils n'osaient monter dans la ville même, propriété des rats noirs.

Mais peu à peu, à mesure que leur nombre augmentait, les rats gris s'enhardirent. Au début, ils emménagèrent dans quelques taudis vides et condamnés que les rats noirs avaient abandonnés. Ils cherchaient pitance dans les caniveaux et les tas d'ordures, se contentant des rebuts des rats noirs. Mais ils étaient tenaces et intrépides et se contentaient de peu et, en quelques années, ils devinrent si puissants qu'ils entreprirent de chasser les rats noirs de Malmô. Ils s'emparèrent des greniers, des caves et des entrepôts, les affamèrent ou les tuèrent à coups de dents, car se battre ne les effrayait pas.

Et quand Malmô fut pris, ils se dispersèrent, en troupes nombreuses ou restreintes, et entamèrent la conquête du pays tout entier. On comprend mal pourquoi les rats noirs ne se réunirent pas en une seule grande armée commune pour anéantir les rats gris tandis que ceux-ci étaient encore peu nombreux. Mais les noirs devaient être si sûrs de leur puissance qu'ils ne l'imaginaient pas éphémère. Ils restaient sans bouger dans leurs domaines tandis que les rats gris conquéraient ferme après ferme, village après village, ville après ville. Affamés, repoussés, ils furent ainsi exterminés. En Scanie, ils ne se maintenaient plus qu'au château de Glimmingehus.

Les murs de la vieille bâtisse en pierre étaient si épais et parcourus de si peu de galeries que les rats noirs avaient réussi à défendre celles-ci et à empêcher les rats gris de pénétrer. Une année après l'autre, une nuit après l'autre, la lutte s'était poursuivie entre assaillants et défenseurs, mais les rats noirs avaient fidèlement monté la garde et lutté avec le plus grand mépris de la mort. Ainsi, grâce à la bonne vieille bâtisse, ils avaient conservé la victoire.

Il faut avouer que tout le temps que les rats noirs étaient restés au pouvoir tous les autres êtres vivants les avaient détestés autant qu'aujourd'hui ils haïssent les rats gris, et non sans raison. Les rats noirs s'étaient jetés sur de malheureux prisonniers enchaînés, leur infligeant mille tortures, ils s'étaient gavés de cadavres, avaient dérobé dans la cave du pauvre sa dernière rave, rongé les pattes des oies endormies, volé des œufs et des poussins dans les poulaillers et commis plus d'un forfait. Mais depuis que le malheur s'était abattu sur eux, tout ceci semblait oublié, et personne ne pouvait s'empêcher d'admirer les survivants de ce peuple qui persévérait encore dans sa résistance à l'ennemi.

Les rats gris qui vivaient dans la ferme de Glimmingehus et la région avoisinante continuaient la lutte et essayaient de saisir la moindre occasion de se rendre maîtres du château. On aurait pu les imaginer laissant cette petite bande de rats noirs détenir en paix Glimmingehus depuis qu'eux-mêmes s'étaient emparés de tout le reste du pays, mais il n'en était pas question. Ils affirmaient qu'ils mettaient un point d'honneur à anéantir une fois pour toutes les rats noirs, mais qui connaissait les rats gris savait que c'était parce que les hommes utilisaient Glimmingehus comme réserve à céréales et que les rats gris ne trouveraient pas le repos tant qu'ils ne l'auraient pas conquise.

La cigogne

Lundi 28 mars.

Un matin, de bonne heure, les oies sauvages qui dormaient sur la glace du Vombsjô furent réveillées par de grands cris venus du ciel. « Trirop ! Trirop ! entendit-on, Trianut la grue salue Akka l'oie sauvage et sa bande, et leur fait savoir que demain, à Kullaberg12, aura lieu la grande danse des grues. »

Akka tendit immédiatement le cou et répondit : « Salut, et merci ! Salut, et merci ! »

Puis les grues continuèrent, mais longtemps les oies sauvages les entendirent clamer par-dessus champs et ruisseaux : « Trianut vous salue. Demain, à Kullaberg, aura lieu la grande danse des grues. »

Les oies sauvages se réjouirent de ce message.

— Tu as de la chance, dirent-elles au jars blanc, de pouvoir assister à la grande danse des grues.

— Est-ce donc si étonnant de voir des grues danser ? demanda le jars.

— C'est ce que tu n'as jamais contemplé, même dans tes rêves les plus merveilleux, répondirent les oies sauvages.

— Il va falloir réfléchir à ce que nous ferons de Poucet demain, pour que rien de fâcheux ne lui arrive tandis que nous, nous nous rendrons à Kullaberg, dit Akka.

— Poucet ne restera pas seul, dit le jars. Si les grues ne l'autorisent pas à assister à leur danse, je resterai avec lui.

— Aucun être humain n'a encore eu le droit d'assister à l'assemblée des animaux à Kullaberg, dit Akka. Et je n'ose y emmener Poucet. Mais nous en reparlerons dans la journée. Pour l'heure notre souci est de trouver quelque chose à manger.

Akka donna ainsi le signe du départ. Ce jour-là aussi, elle choisit des pâturages éloignés à cause de Smirre le renard et ne se posa que sur les prés marécageux au sud de Glimmingehus.

Le garçon passa la journée assis sur la rive d'une petite mare à essayer des chalumeaux. Il était mécontent de ne pas voir la danse des grues et n'arrivait pas à se décider à en parler au jars ou à l'une ou l'autre des oies.

Quel dommage qu'Akka n'eût pas encore confiance en lui. Quand un garçon avait renoncé à redevenir humain pour pouvoir voyager en compagnie d'une bande de pauvres oies sauvages, elles auraient dû comprendre qu'il n'avait pas envie de les trahir comme elles auraient dû comprendre que puisqu'il avait autant sacrifié pour pouvoir les suivre, elles se devaient de lui montrer tout ce qu'il y avait de remarquable à voir.

« Il ne me reste plus qu'à leur dire franchement ce que je pense », se dit-il. Mais les heures se succédaient et il n'arrivait pas à s'y résoudre.