Il n'était plus un être humain, mais un monstre.

Et, progressivement, il se rendait compte de ce que cela signifiait de ne plus être un humain. Désormais il était à l'écart de tout : il ne pourrait plus jouer avec d'autres garçons, il ne pourrait plus reprendre la ferme après ses parents, et il ne pourrait certainement pas trouver de jeune fille qui accepterait de l'épouser.

Il était assis là à contempler sa maison, une petite maison à colombage blanchie à la chaux comme enfoncée dans la terre sous le poids du long toit de chaume pentu. Les dépendances aussi étaient petites et les bouts de champs si étroits qu'un cheval y faisait difficilement demi-tour. Mais aussi petite et pauvre fût-elle, elle restait bien trop grande pour lui. Il n'était pas en mesure d'exiger meilleur logis qu'un trou par terre dans l'étable.

Le temps était merveilleusement beau. Autour de lui, tout clapotait, bourgeonnait et gazouillait. Mais le chagrin qui l'affligeait était énorme. Jamais plus il ne se réjouirait de quoi que ce soit.

Jamais il n'avait vu le ciel aussi bleu qu'aujourd'hui. Et des oiseaux migrateurs le parcouraient. Venus de l'étranger, ils avaient traversé la mer Baltique et se dirigeaient droit sur Smygehuk4 avant de filer vers le nord. Il y en avait de toutes les espèces mais il ne savait reconnaître que les oies sauvages, qui volent en deux longues lignes se rejoignant en pointe.

Plusieurs bandes d'oies sauvages étaient déjà passées. Elles volaient haut dans le ciel mais il les entendait quand même crier :

— Nous montons vers les montagnes du nord. Nous montons vers les montagnes du nord.

Quand les oies sauvages aperçurent les oies domestiques qui se promenaient dans la cour, elles se rapprochèrent du sol pour les appeler.

— Venez ! Venez ! Nous montons vers les montagnes du nord.

Les oies domestiques ne purent s'empêcher de dresser la tête et d'écouter. Mais elles répondirent tout à fait raisonnablement :

— Nous sommes bien là où nous sommes. Nous sommes bien là où nous sommes.

La journée, donc, était fabuleusement belle, et ce devait être un formidable plaisir que de voler dans cet air si frais et si léger. Et à chaque passage d'une nouvelle bande d'oies sauvages, les oies domestiques s'agitaient un peu plus. Parfois elles battaient des ailes, comme si elles avaient eu envie de les rejoindre. Mais alors la vieille mère oie se trouvait toujours là pour dire :

— Ne soyez pas bécasses maintenant ! Celles-là vont souffrir tant et plus de la faim et du froid.

Il y avait un jeune jars à qui les appels des oies sauvages avaient donné une véritable envie de voyager.

— S'il en passe encore une bande, je m'en vais avec elles, dit-il.

Et bientôt une nouvelle bande arriva et appela comme les autres. Et, cette fois, le jeune jars répondit :

— Attendez-moi ! Attendez-moi ! J'arrive.

Il étendit ses ailes et s'éleva dans l'air, mais il était si peu habitué à voler qu'il retomba par terre.

Les oies sauvages, cependant, devaient avoir entendu ses cris car elles firent demi-tour et repassèrent lentement pour voir s'il venait vraiment.

— Attendez-moi ! Attendez-moi ! cria-t-il en faisant une nouvelle tentative.

Allongé sur le muret, le garçon écoutait tout cela. « Ce serait bien dommage, pensa-t-il, si le grand jars nous quittait. Papa et maman seraient terriblement malheureux s'ils ne le trouvaient pas en rentrant du temple. »

Et, tandis qu'il pensait cela, il oublia une nouvelle fois sa taille et son impuissance. Il bondit droit dans le troupeau d'oies et jeta ses bras autour du cou du jars.

— Toi, il n'est pas question que tu t'en ailles ! cria-t-il.

Mais à ce moment précis le jars venait de découvrir la manière de s'élever du sol. Il fut incapable, par contre, de s'arrêter pour faire tomber le garçon, et celui-ci dut l'accompagner dans les airs.

Le décollage fut si rapide que le garçon en eut le vertige. Et avant même d'avoir l'idée de lâcher le cou du jars, il se trouva si haut que toute chute aurait signifié la mort.

Tout ce qu'il pouvait faire pour améliorer sa situation, c'était d'essayer de rejoindre le dos du jars. Ce qu'il entreprit comme il put mais non sans peine. De même qu'il eut du mal à se maintenir sur le dos glissant entre les deux ailes qui battaient l'air. Il dut plonger profondément ses mains dans les plumes et le duvet et s'y agripper pour ne pas glisser vers l'abîme.

L'étoffe à carreaux

Le garçon fut perdu pendant un moment tant la tête lui tournait. L'air sifflait et chuintait à ses oreilles, les ailes battaient, les plumes frappaient l'air en un véritable mugissement de tempête. Treize oies volaient autour de lui, battant l'air à grands coups d'ailes et criant tant et plus. Tout ondulait devant ses yeux et ça bourdonnait dans ses oreilles.